Les doigts, les membres, les traits, tout chez lui était large, long, lourd et lent.
Une sorte de ride
maîtresse, épaisse et profonde, dessinait une courbe molle, d'une joue à l'autre, en passant sous le menton carré.
D'autres rides, toutes parallèles à la première, rendaient la
peau de son visage pesante comme un rideau de scène vétuste, une tenture grise.
Sa bouche restait perpétuellement ouverte et détendue, laissant voir une langue
animée d'un mouvement circulaire contre deux
incisives inférieures noircies. La nicotine et le goudron des
gitanes maïs (ou des gauloises brunes sans
filtre) avaient laissé une couleur brunâtre sur une zone
restreinte de la partie droite de sa moustache et sur l'extrémité de l'index et du majeur de la main droite, collés l'un à l'autre comme s'ils
gardaient la mémoire d'une cigarette. Sa main gauche était
repliée au dessus de la ceinture, immobile.
Il déplaçait sa carcasse avec difficulté mais avait l'air plus gaillard que l'autre fois. Ses yeux clairs souriaient, îlots d'intelligence dans ce corps débile .
- Alors? Ça va?
- Mèm' p'mal.
Sa voix. J'avais oublié sa voix. Un basson. Mais un basson défectueux, incapable de tenir la note, n'émettant que des sons brefs qui envahissaient la pièce et faisaient vibrer tout ce qui s'y trouvait. Et il avalait les mots. Seuls quelques restes s'échappaient avec un accent chtimi, pas toujours compréhensible.
-Vous avez pris le traitement?
-Ouaip ( sa réponse ressemblait plutôt au pêt d'un basson)
Trois mois auparavant, je lui avais
expliqué la cause de la douleur qu'il ressentait entre les
omoplates. Une vertèbre dorsale s'était écrasée
spontanément parce que ses os étaient devenus mous et fragiles par carence en vitamine D. Il en absorbait suffisamment, mais comme il vivait cloîtré depuis qu'il avait pris sa retraite des PTT ( le basson postillonnait: "suis r'tété dé p'tété et d'puis, j'merde"), la vitamine D inactive qui était stockée sous la peau ne pouvait être activée par le rayonnement solaire. Et sans Vitamine D active, les cristaux de pyrophosphates de calcium ne pouvaient pas se fixer sur le tissu osseux qui restait ainsi déminéralisé, tendre comme du bois vert. Il avait donc une ostéomalacie, forme adulte du rachitisme. Le remède était simple: avaler quotidiennement un sachet de calcium / vitamine D et sortir de son trou.
Il m'expliqua comment la douleur avait progressivement disparue et tout ce qu'il était à nouveau capable de faire, visiblement avec plaisir. Il se pencha un peu en avant et dit en baissant le niveau sonore de son instrument vocal:
- ch'té n' tr'zat p'r br'zé c'tété
J'essayai d'identifier la signification de
ces vibrations et je le vis rougir. Je compris que l'ogre avait décidé de passer l'été à faire bronzette et c'est parti comme ça, doucement comme tous les fous rires. Sa tenture faciale maintenant écarlate était agitée de secousses en salve, je voyais alternativement l'ogre allongé sur un transat et les trois derniers chicots au fond de sa cavité buccale béante, mais surtout j'avais une excuse, je n'avais jamais entendu le rire du basson et je ne savais pas qu'il était à ce point communicatif.
Je connais , chez un autre ogre ,cette pudeur entre incrédulité et fuite...qui trouve refuge dans le rire...
comme si tout à coup ,libéré de la docilité-résignation face à la douleur , il pouvait revendiquer un vieux rêve... impensé jusqu'alors!
" le t'bib m'crois d'nc p'u c'pble d'ser au bal du 'torz jl'et" se sera t-il dit , une fois dans la rue?