La chair de poule possède quelques caractéristiques constantes que je qualifierais volontiers d'universelles, si j'avais pris la peine de faire une enquête méthodologiquement irréprochable sur un échantillon représentatif de l'humanité. En partant de l'hypothèse hasardeuse mais pratique selon laquelle je constitue à moi tout seul un échantillon représentatif de tous les homo sapiens, j'ai étudié attentivement mon expérience personnelle. Puis j'ai utilisé mon esprit analytique dont certains disent qu'il est hypertrophié et je m'en excuse.
- La chair de poule est un phénomène toujours fugace, disons moins d'une demi minute, et isolé. Généralement, il m'est juste donné le temps de dire "oh! j'ai la chair de poule!" avant que ce ne soit plus vrai. Par opposition, on peut, au choix, verser une seule larme ou pleurer pendant des heures, pouffer ou partir dans un fou rire interminable, bailler une fois ou plusieurs, et il n'est habituellement pas nécessaire d'en avertir la compagnie pour le faire savoir.
- Il n'est pas indispensable d'observer l'érection de son système pileux pour sentir passer la chair de poule. Les yeux fermés, le phénomène est identifié sans aucune incertitude, mais il est d'usage de se passer la main sur l'avant bras en la faisant monter et descendre deux ou trois fois, rarement plus, ce qui permet de percevoir la texture soudain grumeleuse de la peau tout en s'exclamant "oh! j'ai la chair de poule!"
-Une des questions non résolues est celle du frisson. Il s'agit d'une contraction soudaine, brève et anarchique des muscles de l'échine, qui secoue les épaules et le chef et donne aux membres supérieurs les mouvements saccadés du pantin désarticulé dirigé par un marionnettiste saoul. Quelques fois même, le pantin pousse le ridicule jusqu'à emètre ce vocable typique du canasson piaffant devant l'avoine et que l'on traduit en langue humaine par "brrrr". Le problème et de savoir si ce frisson doit être considéré comme appartenant au phénomène de la chair de poule ou s'il est indépendant. Sont-ils comme le tonnerre et l'éclair, l'un précédent l'autre mais inséparable, ou comme monsieur et madame le ministre, encore mariés, mais proche du divorce? Sous prétexte qu'ils surviennent fréquemment ensemble, la chair de poule annonçant le frisson, il ne faudrait pas négliger le fait que ce n'est pas la règle. Une autre étude permettrait de définir dans quelles conditions l'un peut venir sans l'autre.
Après cette description sémiologique de la chair de poule, il convient maintenant de préciser dans quelles situations elle se manifeste, car il s'agit effectivement d'une manifestation des poils et sa parfaite organisation ferait pâlir d'envie tous les syndicalistes, s'ils y prêtaient attention. Qu'est-ce qui met les poils dans cet état et que revendiquent-ils? Les deux situations qui viennent immédiatement à l'esprit sont le froid et la peur, sur lesquels je ne m'attarderai pas pour la raison suffisante qu'elles ne m'intéressent guère. Ce qui m'intéresse, le coeur de mon interrogation, c'est la troisième situation, celle que j'ai vécue dans la voiture. En prenant le temps de faire un petit tour dans ma mémoire, je constate que:
- Peu de choses peuvent me donner la chair de poule. La musique (c'est de loin le déclencheur le plus fréquent), un paysage, la littérature, un orateur ou un interlocuteur, une caresse, et plus récemment la lecture des blogs.Voilà où je veux en venir. Voilà ce que j'ai cru comprendre en passant près de la mer entre Marseille et Toulon. La chair de poule traduit une adéquation soudaine, fugace et inattendue entre soi et le monde perçu. Elle traduit cette justesse inespérée de toutes ces choses qui arrivent juste au bon moment, juste au bon endroit, exactement à l'aplomb, pile poil. Et cette adéquation se traduit elle même par la tentative d'étendre les limites du soi pour le lier au monde tel qu'il est senti à ce moment là. Jamais nous n'avons une telle sensation de notre enveloppe que quand elle cherche à se dilater. Et ce n'est pas une tentative de fusion avec un tout, ou de dilution dans une étendue, c'est une sensation d'existence simultanée du soi, du ici, et du maintenant; une sensation de l'être, de l'espace et du temps, grâce à la vertu d'une co-incidence bienheureuse. La chair de poule serait une émotion esthétique, la sensation d'une justification subjective.
-Ce peu de choses sont souvent à plusieurs: une musique et le paysage, un interlocuteur et la confiance, une lecture et le silence....et un moment. J'ai réécouté "Heal over": rien, panne totale des érecteurs du poil.
-La chair de poule survient toujours inopinément alors que l'attention n'est pas portée sur ce qui va la déclencher. Le poil se dresse sur la surface d'un être déconcentré. La chair de poule prend par surprise au contraire de la larme qu'on anticipe l'esprit tendu vers le noeud dramatique.
-Je peux concevoir qu'un comédien rende avec une justesse troublante la tristesse ou la joie, la douleur ou le plaisir, le rire, le sourire, la larme, le sanglot, le désir ou le dégoût; mais peut-il jouer la chair de poule?
-On peut se raconter des histoires sur nos goûts, prétendre en toute bonne foi préférer Schubert à Brytney Spears, et mimer sincèrement la béatitude ou l'indifférence. On ne triche pas avec la chair de poule, on ne peut pas se tromper soi-même, on plonge dans l'authentique. Et pourtant, authentique est un mot que je répugne à utiliser, tellement il répand derrière lui le parfum du commissaire-priseur.
-il est singulièrement difficile de nommer l'émotion que traduit cette manifestation qui est aussi une sensation.
Et les poils se dressent, unanimes dans cette aspiration, prêts à s'unir avec l'univers, puis, spectateurs de cette érection pitoyable, abattus par l'échec imparable de leur entreprise, par le ridicule de leur revendication, ils débandent collectivement et s'allongent à nouveau comme des enfants dans le dortoir de la résignation.
Assis, le coude droit sur le genou gauche et le menton dans la main, dans cette position inconfortable que je prends quand je m'interroge, je m'interroge. Si c'est à ce point merveilleusement extraordinaire, la chair de poule, pourquoi appeler-ça la chair de poule? Suis-je le seul à croire que cette expérience mérite mieux que cette dénomination gallinacéenne? Ne suis-je pas un échantillon représentatif de l'humain? Délire-je? Y-a-t'il une anguille qui sous la roche rode? hein?
justesse...
j'aime ton approche du phénomène.
elle me parle.
même si je crois que je suis parfois capable de la sentir venir.
et même si tu n'as pas traité des cheveux qui se dressent sur la tête et qui font partie de l'événement, tout en provoquant d'autres sensations et en n'accompagnant pas forcément les poils des bras ;-)
et que la lecture des blogs figure dans la liste des événements déclencheurs (pour beaucoup d'entre nous je crois) est très intéressant.
Parce qu'il me semble qu'effectivement, le blog permet cette "...adéquation soudaine, fugace et inattendue entre soi et le monde perçu", le tout sous une forme qui nous était jusque là inconnue.
ça rejoint un peu le dernier billet de leblase et les divagations de marina sur la peau.
merci :-)