Et elle dit à Abraham : « renvoie cette esclave et son fils ; car le fils de cette esclave n’héritera point avec mon fils, avec Isaac. »
La chose déplut fort aux yeux d’Abraham, à cause de son fils.
Mais Dieu dit à Abraham : « ne sois pas mécontent au sujet de l’enfant et de ton esclave ; pour tout ce que Sarah te dit, écoute sa voix ; car c’est par la postérité d’Isaac que ton nom sera nommé.
Mais le fils de cette esclave aussi, je le ferai devenir une nation, parce qu’il est ta progéniture. »
(Chapitre 21; versets 9-13)
21 avril 2002
Sandrine et Djemel sont arrivés dans l’après midi et les enfants refont connaissance comme font les enfants, en alternant les courses, les jeux, les cris et les bouderies. Une ou deux fois, Léa vient poser ses 8 ans sur les genoux de son père qui lui caresse les cheveux et continue à ponctuer la discussion de son rire tonitruant. On se donne des nouvelles, le boulot, l’école, la famille, la logistique du matin, les contraintes du soir, les amis. Les questions politiques, sont rapidement survolées en épluchant les patates, mais suffisamment pour savoir qu’il y a un vote socialiste, un vote écolo, un vote L.C.R., et une abstention. Chacun sa stratégie ou ses excuses, mais aucun d’entre nous ne motive son comportement électoral par une conviction idéologique. A l’opposé de cet éparpillement qui nous fait bien marrer, nous sommes tous d’accord pour voter Jospin comme un seul homme au deuxième tour.
Les enfants ne sont pas pressés de passer à table, alors on s’installe tranquillement pour regarder les résultats.
Djemel les reçoit comme un coup de massue sur le crâne et perd son hilarité pour le reste de la soirée.
Deux juives, un arabe et un juif se sont sentis cons ce soir là.
Ils se sont sentis coupables et floués, mais pour moi, il en reste aussi quelque chose de cocasse.
11 novembre 2006
Après, elle fond en larmes dans les bras de Sandrine.
Je regarde dans la direction de Djemel mais je n’arrive pas à savoir si il a la gorge aussi serrée que moi.
Line se passe un doigt sous la paupière inférieure.
Il est d’usage pour la bat mitsvah, de faire un discours en reprenant un passage de la paracha qui vient d’être lue. Il se trouve, et ce n’est pas une mince coïncidence, que la paracha de Léa, raconte entre autres choses l’histoire d’Ismaël, et Léa ne tourne pas autour du pot. Elle entre directement dans le vif du sujet, l’héritage, le conflit, le bannissement, les juifs et les arabes, son père et sa mère, Israël et la Palestine.
Ensuite, le rabbin la félicite, fait part de toute sa fierté et poursuit sur une interprétation comparée de certains récits dans la Torah et le Coran.
Pour moi, c’est du neuf dans du vieux, de l’inédit dans la tradition. Comme la plupart des synagogues, celle que je fréquente oblige les hommes et les femmes à prier séparément. En fait les hommes chantent, discutent ou s’engueulent au rez-de-chaussée en guettant le regard que les femmes leur accordent du haut de la mezzanine où s’échangent l’essentiel des informations concernant le prof de math de troisième, le prix des bottes et le dernier scandale du centre communautaire.
Je n’ai jamais assisté à un office au coté de Line, je n’ai jamais entendu de voie féminine lire dans le sefer torah, je n’ai jamais écouté ces airs connus, chantés par un cœur mixte. Ce plat dont je croyais savoir la saveur est tout à coup plus épicé. Il a suffit d’y rajouter du féminin, de le déguster en compagnie de Djemel et de sa famille, sans camoufler sous un excès d’édulcorant ce qu’il contient d’amertume, et me voilà tout chamboulé.
Djemel se dit libre penseur. Il aime Sandrine qui aurait bien pu être chrétienne, musulmane, athée ou bouddhiste, ça n’y aurait rien changé. Avant de se marier ils ont parlé de l’éducation qu’ils donneraient à leurs enfants et il n’a fait aucune difficulté pour accepter que Sandrine transmette son judaïsme. Il dit qu’il y retrouve des valeurs auxquelles il est attaché, et que maintenant c’est aux enfants de décider ce qu’ils vont faire du bagage qu’ils ont mis entre leurs mains. Respect.
12 novembre 2006
Antoine fait une remarque sur le verbe utilisé pour décrire le comportement d’Ismaël et je m’esclaffe à nouveau devant les allitérations de l’existence en lui expliquant que j’ai fait la même observation à Line.
Il faut absolument éclaircir ce point qui mérite d’aller enquêter précisément dans les textes. D’une façon ou d’une autre on se débrouille pour décortiquer au moins un verset à chaque rencontre. C’est un jeu qui n’autorise pas les références externes au texte, mais qui permet tous les débordements, toutes les exagérations (comme le dit joliment Marie Balmary dans « Le moine et la psychanaliste », livre dont je dois la lecture à walkmann).
Ce jeu n’intéresse pas tout le monde. Françoise et Line y voient plutôt une forme de masturbation intellectuelle, de dissection futile, et de retard pris sur le programme de la journée.
Comme on a l’air de s’amuser sérieusement et qu’elles ont des tas de choses à se dire, tout se passe bien.
- Oui, c’est pas banal, cette proximité. Si YTSHaK c’est celui qui fait rire, Ismaël, c’est celui qui rit. En quoi est-ce à ce point répréhensible de rire, surtout si on a un frère qui fait rire. Faire ce que demande Sarah c’est un peu comme déguiser son fils en clown et chasser son demi frère dès qu’il en rigole.
- Sauf que YTSHaK n’est pas déguisé et qu’il n’est pas dit qu’Ismaël rit uniquement au sujet d’Isaac. On peut comprendre qu’Ismaël rit de tout, une forme de dérision ou d’ironie permanente. Un rire qui remet en cause tout ce qu’il regarde et ce n’est pas anodin.
- Pas anodin…. bien sûr. D’autant que YTSHaK ne se nomme pas ainsi par hasard. La promesse de sa naissance a fait rire Sarah, sa future mère, parce qu’elle n’y croyait plus. Elle ne l’espérait plus mais l’espérait encore. Ce qui était devenu totalement improbable redevenait possible. Brutalement l’histoire tenait des promesses qui semblaient avoir été passées aux oubliettes. On peut donc penser que son fils se nomme YTSHaK, car il incarne la capacité a changer le cours des choses, de façon inattendue et réjouissante. YTSHaK fait rire en apportant une joie inespérée dans un univers de désolation. Il est comme l’annonce d’une guérison à un malade qui se croyait incurable.
- Exactement puisqu’il est une promesse d’enfant faite à une femme stérile. Et s’il porte ce nom, on peut penser que cette capacité à changer le cours des choses, c’est aussi le projet qui pèse sur ses épaules. Alors, il est possible de reconsidérer le comportement d’Ismaël en train de MeTSaHeK, de rire de tout et en particulier de cette promesse de l’avenir, de cette attente fébrile du nouveau qui peut infléchir une histoire. C’est une remise en cause radicale du projet Abrahamique.
- Autrement dit, quand Ismaël MeTSaHeK (tourne en dérision), il apporte la déception là où on attend la joie, le découragement là où on attend l’espoir. Et YTSHaK devient un clown triste sous le regard de son demi frère, il baisse le bras et se met à pleurer.
- On peut dire ça comme ça. On peut dire aussi qu’Ismaël ne le fait pas n’importe comment, puisqu’en utilisant le rire, il s’approprie la substance, les fibres et même le nom d’YTSHaK. Il l’absorbe et le ressort pour en faire un instrument d’anéantissement. Une forme d’anthropophagie symbolique.
- Bon d'accord pour ça. Sarah veut chasser définitivement Ismaël parce que son attitude est à la fois une appropriation de l’héritage, une annihilation du projet et une inversion du sens du rire, le tout étant inconciliable avec l’avenir espéré pour Isaac. D’accord. Mais prenons le point de vue d’Ismaël.
- Ismaël… oui. Il est l’aîné et jusqu’à l’improbable naissance d’Isaac, il est le seul héritier. Maintenant il doit partager avec le fils tardif de la favorite de son père. Qu’un grand frère se moque du petit, le raille, ce n’est ni la première ni la dernière fois. S’il fallait bannir de la famille tout ceux qui ont dit un jour à leur petit frère en se tapant sur le ventre « oh mais t’as pas vu la gueule de ton château de sable ! », on a pas fini.
- Effectivement. On pourrait s’attendre à une tentative de conciliation de la part des parents : remise à plat des principes d’éducation, rappel des règles, menace de sanction, sanctions, intervention de la psychologue scolaire voire psychothérapie familiale. Rien de tout ça.
- Non rien de tout ça. Pas de deuxième chance, sanction immédiate et quelle sanction ! D’un coup sec et irrémédiable, le voilà déshérité et chassé, directement dans le désert sans dessert, la mort assurée, par condamnation sans jugement. Tu peux tourner ça dans tous les sens, c’est totalement injuste et on comprendrait qu’Ismaël en conçoive un ressentiment éternel.
- Il n'y a pas qu'Ismaël qui soit choqué. Abraham aussi. Et pour justifier la demande de Sarah, il n'y a aucune bonne raison, le jugement ne repose pas sur la gravité du comportement d'Ismaël, on ne fait aucune référence à une proportionnalité entre la faute et la sanction, rien de tout cela. C'est Dieu lui même qui doit intervenir pour convaincre Abraham, c'est dire s'il était réticent, et deux arguments sont utilisés: écoute ta femme, elle voit plus loin que toi et t'inquiète, Ismaël lui aussi deviendra une nation.
- Donc même si on comprend mieux, le caractère antinomique de la promesse dont témoigne l'existence d'Isaac et l'attitude sceptique et ironique d'Ismaël, on pourrait dire qu'Ismaël ne mérite en rien une telle punition. En gros, n’en profite pas pour déshériter le demi frère de ton fils s'il se moque de lui.
- OK. Tu prends du sucre dans ton café?
Autre chose. Dans son discours, Léa cherchait dans le texte biblique un indice permettant d’espérer une réconciliation possible entre les deux frères et elle a fait référence à la mort d’Abraham.
(Chapitre 25, versets 8 et 9)
- En fait, rien ne dit qu’il y ait eu un conflit entre eux. Leur vie disjointe est un héritage légué par une décision de Sarah, appuyée par Dieu, accomplie par Abraham, mais qui a été prise sans aucune participation des frères. Eux ne se sont jamais affrontés et nul ne saura s’ils l’auraient fait s’ils avaient vécu ensemble. On aurait pu s’attendre à une reprise de la querelle, comme on fait habituellement dès qu’il est question d’héritage, mais là, non. A la mort du père, mais dans son souvenir, ils refusent le lègue du conflit.
- Tu veux dire qu’ils se réconcilient en se déshéritant de l’histoire qui les a dressée l’un contre l’autre.
- Oui, et si on pouvait, nous aussi, se déshériter de l’histoire qui nous a dressée les uns contre les autres, on pourrait espérer un état binational Israélo-palestinien.
- Tu déconnes ?!
- Pas vraiment.
En rédigeant, j'ai pensé à la caricature qui est la reprise des traits qui constituent ce qu'on représente mais en perverti la lecture, et ça m'a rappelé ça
Ah lala Donydami,
J'avoue que je me vois mal passer un week-end avec toi, si c'est pour décortiquer les vieilles Ecritures!
Remarque, je préfère ça à l'étude comparée des résultats de l'OM et de Ségolène.
Une très bonne narration, imagée, dans laquelle le caractère très doux des participants ressort.
Leur esprit de tolérance aussi.
Ayant été élevé dans un collège d'intégristes Chrétiens qui me filaient des trempes chaque jour pour mon caractère peu docile, je n'en éprouvais pourtant pas moins les états de foi dûs au matraquage des écoles religieuses, toutes marques confondues.
Je priais notamment pour la conversion de mon athée de père.
Comme tu le sais, le personnage d'Abraham fait partie du truc Chrétien.
Je n'ai que peu de respect pour ce mec-là, et le passage fort intéressant que tu nous décris renforce mon antipathie: il est pour moi l'épithome de l'homme qui a délégué une fois pour toutes sa volonté et sa pensée à une autorité externe.
Je savais déjà qu'il ne s'était pas trop gratté la tête avant de décider d'égorger Isaac (geste miséricordieusement arrêté par les instances supérieures), j'apprends maintenant que ce petit mec déshérite sans raison, et abandonne sans autre motif que la jalousie de son épouse, son fils naturel.
Ce gars-là veut surtout s'assurer que le patron son dieu sera content de lui et que sa place de parking au Paradis est assurée.
En vertu de quoi, il est prêt à tout. Pour ma part, je donnerai ma vie pour ma progéniture, dieu ou pas dieu.
Tout ce que je déteste, cet Abraham.
PS Je ne vois pas très bien le rapport de cet épisode avec le lien sur la caricature?