Il
y a 10 jours, j’étais devant mon ordinateur et il me manquait un bout de
cerveau. Précisément le fragment du lobe occipito-temporal gauche dont l’activité aurait
dut me permettre de saisir sans grande difficulté le sens des mots qui
s’alignaient sur mon écran:
"L'armée
Libanaise a bombardé le camp palestinien de Nahr el Bared"
En
temps normal et comme tout le monde, j'envisage rapidement ce que cette phrase
peut avoir d'obscur, ce qu'elle contient d'ombre et de mystère, ce qu'elle
dissimule de silence et de cris, ce qu'elle cache d'histoires et d'Histoire qui placent si soudainement cet
endroit, l'un des plus peuplé de la terre, sous les feux simultanés de
l'actualité et de l'artillerie, après 60 années d'existence provisoire, enkystée, refoulée.
Mais ce soir là, je ne descellais rien d'obscur dans cette
phrase car je ne voyais rien de clair. L'extinction de mon lobe occipito-temporal gauche
rendait les mots incompréhensibles. Les lettres me paraissaient
familières mais étranges. La suite de signes qui composaient le mot
"armée" avait perdue toute signification et ce vide de sens me
faisait peur sans que je puisse trouver le mot peur dans mon vocabulaire.
J'avais la sensation que mon encéphale se transformait lentement en gelée
tremblotante, et après m'être demandé comment pouvait bien s'appeler cette
chose que je glissais dans la serrure, je pris quelques instants pour faire un premier bilan des pertes. Il me
manquait environ un mot sur trois et les deux autres avaient perdu leur
signification immédiate.
Ceux qui m'ont vu rentrer chez moi ce soir là n'ont vu aucune
différence alors que sous mon crâne rien n'était plus pareil.
Malheureuseument mon langage
est trop faible pour exprimer ses propres défaillances. Ou pour traduire
l'agitation inquiète et confuse qui s'était emparée de mes pensées alors même
que je n'avais plus de mot pour les dire. Il me faudrait par exemple le talent
du mime quand il mime celui qui ne sait pas mimer. Si quelqu'un a ce talent là et qu'il est vendeur, j'achète.
J'ai enfin compris qu'il s'agissait d'une banale migraine quand le scotome
est apparu. C'était un scotome
inhabituel par sa localisation et par son ordre
d'arrivée dans le déroulement de la migraine et c'est ce qui m'avait trompé. Il
s’était présenté en second alors qu'en règle générale il me sert d'avertisseur
et il s'était localisé au nord-est de mon champ visuel alors que mon scotome
de compagnie efface d'abord Biarritz
si je me trouve en face de la carte de France. Il progresse ensuite selon une
extension concentrique à bord scintillant pour faire disparaître
toute l'Aquitaine puis
la région Poitou-Charentes,
le Limousin, la région Midi-Pyrénées
et finalement la France entière si le coeur lui en dit car de toute façon à ce stade
j'ai déjà vomi et ma tête est tellement douloureuse que le monde entier
pourrait disparaître,
ça ne me ferait pas ouvrir les yeux.
Rassuré à l'idée que je ne serais pas hors circuit définitivement mais
seulement pour quelques heures, je me suis allongé et j'ai observé
attentivement une sorte de comptine qui tournait dans ma tête à mon insu,
dans une langue qui m'était étrangère, et qui fonctionnait alternativement comme
un aphorisme insensé ou comme une ritournelle
incessante. Un genre de "mon pantalon est décousu" incompréhensible
qui rendait ma douleur ridicule. J'aurais voulu retranscrire ces sons pour
pouvoir en rire à mon réveil,
une fois guéri, mais j'ignorais tout de l'alphabet.
Aujourd'hui, le camp palestinien de Nahr el Bared a été vidé de ses habitants et des affrontements armés animent ses abords. Un scotome scintillant a prit place au nord du Liban. La migraine du Moyen-Orient ne va pas s'arranger.
C'est çui qui scotome qui y est
Donydami,
J'adore la façon dont tu rayes les régions de France. Sois assez gentil cependant de redonner vie au moins à ma Dordogne, sinon mes oxycontin quotidiens ne m'apaiseront plus.
Scotome est un mot très bien venu (je suis désolé que tu souffres à ce point de névralgie ophtalmique) dans ta métaphore libanaise, puisque s'appliquant aux affaires entre humains il va jusqu'au sens de "déni de la réalité".
Tout était là, à Nahr El Bared: tout le monde savait déjà tout puisque la bande, qui ne comptait alors que quelques dizaines d'hommes avait déjà été expulsée de Badaoui. Tout le monde les avait vu s'entraîner et démontrer des qualités autrement plus professionnelles que celle des militants du Hamas ou du Fatah.
Aujourd'hui qu'ils sont quelques centaines et que les avions américains débarquent du matériel et des forces spéciales afin d'aider une armée pathétiquement inefficace et mal armée, on continuera de refuser de voir l'origine du mal, comment et pourquoi il a évolué si vite; pourquoi on l'a laissé prendre cette ampleur; pourquoi il s'est si soudainement réveillé à ce moment précis.
On continuera à faire comme si la migraine ne reviendrait pas.