Josépha - la reine des couturières de Barcelone s'appelle Josépha - a mal aux genoux mais ce n'est pas grave. Elle a aussi mal au cou et c'est bien normal à 80 ans avec le métier qu'elle a fait. Elle a aussi mal à l'épaule ce qui la gène pour faire la poussière. Et comme elle tient à ce que tout soit propre et qu'elle n'est pas plus haute qu'une enfant de douze ans, elle passe son temps sur un escabeau. Mais surtout ce qu'elle voulait dire c'est que tous les matins, tout se met à tourner autour d'elle et il n'y a pas assez d'air pour respirer et elle se met à pleurer. Le reste de la journée, elle ne pleure plus, elle fait son ménage.
Il suffit d'une question prudente sur son usage des médicaments pour que Josépha s'autorise à laisser un récit abondant s'écouler. Le flot opaque et régulier, est chargé d'alluvions qui sont autant de souvenirs de ses anciens tumultes. Josépha raconte en parlant un français impeccable et précis, mais avec un accent identique à celui des espagnoles de sa génération qui ne mettent pas plus d'un ou deux mots de français approximatif dans chaque phrase. Un effort très modeste devrait aider à entendre cet accent en lisant la suite.
"J'avais pris du temesta pendant 15 ans, et j'ai commencé à voir des choses qui n'existaient pas, des bêtes sur les murs qui me voulaient du mal ( dè bète sour lè mour qui mè voulè dou mal) et aussi une ombre qui sortait de dessous le lit et qui me poussait pour se coucher à coté moi. Je n'y crois pas à ces choses là alors j'ai pensé que je m'étais empoisonnée avec le médicament et j'ai décidé d'arrêter. Mon mari venait de mourir, et pendant trois mois j'ai passé mes nuits sans dormir, assise sur la terrasse. J'avais trop peur de rentrer dans l'appartement. Vous pouvez y croire vous à cette ombre? Mon fils y croit lui. Il pense que c'est mon mari. Vous pensez qu'il à raison? Moi, je n'y crois pas, je ne crois en rien, en rien du tout, j'ai eu trop de malheur dans ma vie. Mon mari avait rencontré un socialiste qui sortait de prison. Il lui a monté la tête et ils ont décidé de partir en France. Pas à cause Franco non, à cause de l'argent, ils pensaient qu'on le ramassait avec la main. Il m'a abandonné avec mes deux petits et moi je suis resté à Barcelone et j'ai continué à travailler. Après 4 ans et demi je suis allé le chercher et je suis resté ici. Si j'avais su je n'aurais quitté ni ma mère ni ma terre."
Pour la troisième fois, elle range les papiers qu'elle a posés sur le bureau puis continu de raconter. La passion de l'ordre et les désordres de la passion s'abreuvent apparemment à la même source.
"A Barcelone j'étais comme une reine, et lui aussi il aurait pu être comme un roi si il avait accepté de travailler pour l'arsenal. Ici j'ai vécu la misère. Arriver dans une seule chambre avec les deux petits. Mon mari, il se croyait libre, il faisait comme si il était libre, tous les soir il sortait et le samedi il allait danser. Ma mère me disait de rentrer, que mes soeurs elles avaient leur maison leur femme de ménage, mais moi pour les petits je voulais garder mon mari. Il était beau, il faut voir comme il était beau. Les autres le regardaient et me disaient qu'il était beau mais moi ça m'était égal, si je le gardais ce n'était que pour les petits. Jusqu'à sa mort je n'en ai jamais regardé un autre, alors qu'il y en avait des comme ça qui me regardaient. Jusqu'à sa mort il m'a fait vivre l'enfer. L'enfer et la misère. Il est mort pendant la grande grève en 1968, il était maçon coffreur, il était sur un chantier à Cannes parce qu'il n'y avait personne pour travailler. C'est la grue qui l'a tué. Sur la tête, il est mort sur le coup. Depuis 15 ans, je m'empoisonnais avec le temesta et il y avait cette ombre qui me poussait en dehors du lit et depuis j'ai toujours refusé de prendre des médicaments pour les nerfs. Vous ne me croyez pas. Vous ne croyez pas que l'ombre sortait de dessous le lit. Pendant trois mois je n'ai pas dormi dans ma chambre. Je l'ai dit à mon fils: tu devrais écrire un roman avec mon histoire, moi je n'ai pas eu le temps d'apprendre à lire."
leurs vies
Donydami,
tu sais que je n'aime pas les commentaires genre "c'est génial ce que tu dis", mais je ne peux pas m'empêcher de te communiquer mon ressenti en te lisant: tu as une grande faculté de portraitiste.
Depuis le début de ce blog, tu es parvenu à nous faire ce petit cadeau d'un regard sur la vie des autres.
Ce qui fait que les visiteurs de ton cabinet touchent les visiteurs de tes singuliers colloques: une rare interface, qui n'est je crois rendue possible que parce que l'on perçoit les qualités de coeur et d'intelligence de celui qui nous transmet tout ça...
Une fois qu'on quitte ce site, tes personnages demeurent avec nous...Enfin, avec moi en tout cas.
Pardon pour tes chevilles.