Clopes et clopants.
Nous sommes les sommets d'un triangle équilatéral et le bureau se trouve entre eux et moi.
Depuis dix bonnes minutes, ils se chamaillent en me prenant à parti sans me laisser en placer une.
Ils essayent péniblement de reconstituer la chronologie des problèmes de santé de Madame.
- Elle: En tous cas, je ne fume plus depuis 6 mois.
- Lui: C'est grâce à moi. Je me suis battu avec elle pendant des années pour qu'elle arrête.
(Sa voix lourde tremble lentement au rythme lent de sa tête et de sa main droite.)
- Elle: oh! Tu peux parler toi. Tu t'es arrêté à 70 ans.
- Lui: Exactement. Et ça fait combien de temps?
- Elle: Eh ben, ça fait 23 ans. Je sais.
Poissons rouges.
- Je vous écoute
- Je vous raconte l'histoire depuis le début?
- Oui
- Tout a commencé dans la nuit du 23 au 24 août 2006, à 3 heures et demi du matin. J'ai reçu un coup de téléphone. Quand on a une mère de 93 ans qui vit seule dans un appartement et une fille de 20 ans qui vient d'avoir son permis de conduire, je vous jure que ce n'est pas drôle. Je suis devenu blanc comme votre papier à lettre.
Heureusement, ce n'était qu'un papy qui s'était trompé de numéro de téléphone. J'ai pu me rendormir, mais à 6 heures 45 j'ai été réveillé par une douleur terrible dans les jambes. Ça fait plus d'un an que je traîne avec ça, je ne peux plus rien faire, même pas me doucher (j'ai pu constater sa bonne foi quand il a enlevé son pantalon). Vous vous rendez compte, je ne saurais jamais qui est le vieux qui a téléphoné, pourquoi il a téléphoné, qui il cherchait à joindre à cette heure là, et lui ne saura jamais de quoi il est responsable. Et mes genoux pleins d'eau, je veux bien y mettre des poissons rouges mais je ne sais pas s'ils vont se plaire.
Petit feu.
Monsieur D. est un ancien magistrat dont le corps nonagénaire avance à pas mesurés derrière un tripode à roulettes. Les freins sur les poignées du tripode ne peuvent servir qu'à l'arrêter, puisqu'au rythme où il va, on ne conçoit pas qu'il puisse encore ralentir.
Dans le regard de Monsieur D. il y a comme de l'indulgence. L'ancien magistrat me rassure par avance. Il me pardonne tout ce que je ne pourrais pas faire pour lui.
Il dit:
"J'hésite a me faire opérer. D'autant que j'ai une situation personnelle délicate. Ma femme est grabataire. Elle a une maladie de parkinson et elle est paralysée du coté gauche. Le matin, je me fais aider. L'après midi, il y a bien une infirmière qui passe pour la mettre au lit, mais cela ne dure pas longtemps, alors que l'après midi est longue. Quelques fois elle dort, alors j'en profite pour me reposer, pour dormir un peu. Mais quand elle ne dort pas, c'est épuisant. Elle est terriblement exigeante. Elle ne se rend pas compte. Elle a cet égoïsme forcené des grands malades.
Il y a deux mois, en me douchant, je me suis rendu compte que j'avais une hernie inguinale. Probablement à cause de la faiblesse de ma paroi abdominale et de tous les efforts que je fais. La nuit ça ne se passe pas trop mal, Dieu merci. Quand je suis assis la douleur est moins forte et quand je me couche, je n'ai pas mal.
...
Mon médecin m'a parlé d'une troisième solution. Il parait qu'en dernier recours, certains essayent de brûler le nerf crural."
Il me dit ça dans l'entrebâillement de la porte. Je viens de l'ouvrir après lui avoir serré la main. Je réponds à son regard interrogateur par une moue de désapprobation. Il reprend en franchissant le seuil, (une roue, puis les deux autres puis son corps nonagénaire):
"Oui, moi non plus je ne crois pas que ce soit une bonne idée. On va pas commencer à me brûler à petit feu."
Amuses-gueules
conciliabules
séquences
Pakistan, 1947. |
Privilèges de l’âge.Je ne suis pas encore à la moitié de leur vie.Commentaires
Donydami, tes colloques me font du bien ce matin. Apres avoir posté hier soir une petite note de rien du tout avec un mot de mon père (87 ans, plutôt en bon état…), je m’en suis un peu voulu. Je me disais que jeune maman j’aurais fait ca avec les mots de mes enfants, et que maintenant, fille « vieillissante » je m’extasiais devant mon papa retrouvant pour un bref instant, mais intacts, un peu de son insouciance et de son humour. Toujours cette histoire nostalgique mais universelle et inéluctable, d’enfants qui deviennent les parents de leurs parents.
← Re:
Tilly
vieillir est un privilège.(copier nonante fois)
" Il me pardonne tout ce que je ne pourrais pas faire pour lui. " Pour Monsieur D. vieillir semble être un privilège pas une malédiction. A méditer.
← Que fait-on de nos privilèges?
"Faire du hasard, un destin par un choix continu". C'est le programme que propose Paul Ricoeur. Il semble que certains y arrivent.
libé lit-il Donydami?
ça n'a rien à voir avec ton sujet (et tu sais que j'aime les hors-sujet), mais pour une fois que je lis Libé, que vois-je dans le numéro daté du 5 Février, que lis-je? Page 36 dans Rebonds, un texte d'un Philippe Lefait, journaliste à Libé, titré "le meurtre de l'audimatt. "Entre le service public et le citoyen, un colloque singulier peut être établi"
← Re: libé lit-il Donydami?: non.
Lefait, contrairement à moi, a peut être lu Georges Duhamel, médecin, écrivain, académicien, auteur de cette expression en 1936!, expression largement utilisée depuis pour parler de la relation médecin-malade.
← Re: libé lit-il Donydami?: non.
Héhé,
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← Re:
ta concision m'empêche de discerner si tu es ironique ou sincère. J'aimerais bien savoir.