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 Le bon dieu a fait un miracle.

 

Monsieur A. m’apporte l’IRM que je lui ai prescrite il y a dix jours. Je regarde les images de sa colonne vertébrale abîmée par 55 années de vie dont 40 à porter, décharger, cogner. Je tourne la tête vers l’écran de l’ordinateur qui affiche son dossier médical et j’essaye de me rappeler notre premier entretien. Je reviens aux images de l’IRM. Je sens monsieur A. immobile en face de moi, les mains croisées, qui me regarde en attendant.

Je réfléchis. Monsieur A. est employé dans une grande surface. Il fait de la mise en rayon. Il y a un an il s’est bloqué le dos, comme cela lui arrivait de temps en temps, mais cette fois ci, ce n’est pas passé. A chaque effort, même minime, il se bloque à nouveau.
" Je sais que si je reprends le travail, je vais me bloquer. Je ne sais pas quoi faire. Et je n’ai aucune qualification Je ne vais pas me reclasser. Je ne sais pas quoi faire.”

C’était déprimant,cette première consultation. Sa vie et son dos étaient bloqués, il ne savait pas quoi faire et moi non plus. Je n’avais aucune solution sérieuse à lui proposer. La prescription d’un examen était comme une petite porte honteusement cachée dans un mur au fond de l’impasse.

L’IRM ne montre  rien de surprenant. La porte au fond de l’impasse est fermée. Ce n’est pas par là qu’on s’en sortira. Monsieur M. ne bouge pas. Il attend. Alors je lui dis:

 

- Rien de grave. De l’arthrose. Certains disques entre les vertèbres qui sont écrasés. Avec la rééducation, la natation, ça devrait aller mieux. Vous devriez pouvoir reprendre le travail.

- Non je ne peux pas, je sais que je vais me bloquer. Hier en fermant le coffre de la voiture je me suis bloqué. Je faisais du sport avant. J’ai fait les marchés. J’étais à mon compte,et je ne peux plus. Je ne sais pas quoi faire. Je ne peux pas aller là-bas. Tous les matins encore maintenant je me demande hachis-parmentier ou sushis.

 

- Hachis-parmentier?

 

- Les patrons. Si je vais y aller et les découper en morceaux. Ils ne se rendent pas compte comment ils me parlent, comme si j’étais rien. C’est même pas son affaire et il me prend de haut comme ça. Je suis pas né à Prisunic moi. J’ai eu une vie avant, je suis grand-père. C’est pour les autres aussi, c’est pas bien de traiter les gens comme ça. Et ils me parlent et ils ne savent même pas qui je suis, ils ne savent pas à qui ils ont affaire. Je pourrais me lever et lui balancer son ordinateur dans la gueule. Et lui il me parle comme ça. Et là, je sais pas, le bon dieu, il a fait un miracle. Il m’a bloqué le dos. Sinon j’allais en prison.

 

[ce n’est pas une porte au fond de l’impasse, c’est un gouffre de colère, d’injustice et d’impuissance. Il dit que ça l'énerve d’en parler et ça se voit au tremblement de ses lèvres.  Oui il a déjà vu un psy, un charlot, que voulez-vous qu'il fasse. Mais il est d’accord pour en revoir un. Il ne peut pas continuer comme ça à se bouffer de l’intérieur.]

 

    - Il faut que je vous fasse régler la consultation.

    - Bien sûr que je vais vous régler, je ne vais pas partir sans payer. On n’est pas des sauvages.