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Monsieur A. m’apporte l’IRM que je lui ai prescrite il y a dix jours. Je regarde les images de sa colonne vertébrale abîmée par 55 années de vie dont 40 à porter, décharger, cogner. Je tourne la tête vers l’écran de l’ordinateur qui affiche son dossier médical et j’essaye de me rappeler notre premier entretien. Je reviens aux images de l’IRM. Je sens monsieur A. immobile en face de moi, les mains croisées, qui me regarde en attendant.
Je réfléchis. Monsieur A. est employé dans une grande surface. Il fait de la mise en rayon. Il y a un an il s’est bloqué le dos, comme cela lui arrivait de temps en temps, mais cette fois ci, ce n’est pas passé. A chaque effort, même minime, il se bloque à nouveau.
" Je sais que si je reprends le travail, je vais me bloquer. Je ne sais pas quoi faire. Et je n’ai aucune qualification Je ne vais pas me reclasser. Je ne sais pas quoi faire.”
C’était déprimant,cette première consultation. Sa vie et son dos étaient bloqués, il ne savait pas quoi faire et moi non plus. Je n’avais aucune solution sérieuse à lui proposer. La prescription d’un examen était comme une petite porte honteusement cachée dans un mur au fond de l’impasse.
L’IRM ne montre rien de surprenant. La porte au fond de l’impasse est fermée. Ce n’est pas par là qu’on s’en sortira. Monsieur M. ne bouge pas. Il attend. Alors je lui dis:
- Rien de grave. De l’arthrose. Certains disques entre les vertèbres qui sont écrasés. Avec la rééducation, la natation, ça devrait aller mieux. Vous devriez pouvoir reprendre le travail.
- Non je ne peux pas, je sais que je vais me bloquer. Hier en fermant le coffre de la voiture je me suis bloqué. Je faisais du sport avant. J’ai fait les marchés. J’étais à mon compte,et je ne peux plus. Je ne sais pas quoi faire. Je ne peux pas aller là-bas. Tous les matins encore maintenant je me demande hachis-parmentier ou sushis.
- Hachis-parmentier?
- Les patrons. Si je vais y aller et les découper en morceaux. Ils ne se rendent pas compte comment ils me parlent, comme si j’étais rien. C’est même pas son affaire et il me prend de haut comme ça. Je suis pas né à Prisunic moi. J’ai eu une vie avant, je suis grand-père. C’est pour les autres aussi, c’est pas bien de traiter les gens comme ça. Et ils me parlent et ils ne savent même pas qui je suis, ils ne savent pas à qui ils ont affaire. Je pourrais me lever et lui balancer son ordinateur dans la gueule. Et lui il me parle comme ça. Et là, je sais pas, le bon dieu, il a fait un miracle. Il m’a bloqué le dos. Sinon j’allais en prison.
[ce n’est pas une porte au fond de l’impasse, c’est un gouffre de colère, d’injustice et d’impuissance. Il dit que ça l'énerve d’en parler et ça se voit au tremblement de ses lèvres. Oui il a déjà vu un psy, un charlot, que voulez-vous qu'il fasse. Mais il est d’accord pour en revoir un. Il ne peut pas continuer comme ça à se bouffer de l’intérieur.]
- Il faut que je vous fasse régler la consultation.
- Bien sûr que je vais vous régler, je ne vais pas partir sans payer. On n’est pas des sauvages.
Je ne suis pas encore à la moitié de leur vie.
Clopes et clopants.
Nous sommes les sommets d'un triangle équilatéral et le bureau se trouve entre eux et moi.
Depuis dix bonnes minutes, ils se chamaillent en me prenant à parti sans me laisser en placer une.
Ils essayent péniblement de reconstituer la chronologie des problèmes de santé de Madame.
- Elle: En tous cas, je ne fume plus depuis 6 mois.
- Lui: C'est grâce à moi. Je me suis battu avec elle pendant des années pour qu'elle arrête.
(Sa voix lourde tremble lentement au rythme lent de sa tête et de sa main droite.)
- Elle: oh! Tu peux parler toi. Tu t'es arrêté à 70 ans.
- Lui: Exactement. Et ça fait combien de temps?
- Elle: Eh ben, ça fait 23 ans. Je sais.
Poissons rouges.
- Je vous écoute
- Je vous raconte l'histoire depuis le début?
- Oui
- Tout a commencé dans la nuit du 23 au 24 août 2006, à 3 heures et demi du matin. J'ai reçu un coup de téléphone. Quand on a une mère de 93 ans qui vit seule dans un appartement et une fille de 20 ans qui vient d'avoir son permis de conduire, je vous jure que ce n'est pas drôle. Je suis devenu blanc comme votre papier à lettre.
Heureusement, ce n'était qu'un papy qui s'était trompé de numéro de téléphone. J'ai pu me rendormir, mais à 6 heures 45 j'ai été réveillé par une douleur terrible dans les jambes. Ça fait plus d'un an que je traîne avec ça, je ne peux plus rien faire, même pas me doucher (j'ai pu constater sa bonne foi quand il a enlevé son pantalon). Vous vous rendez compte, je ne saurais jamais qui est le vieux qui a téléphoné, pourquoi il a téléphoné, qui il cherchait à joindre à cette heure là, et lui ne saura jamais de quoi il est responsable. Et mes genoux pleins d'eau, je veux bien y mettre des poissons rouges mais je ne sais pas s'ils vont se plaire.
Petit feu.
Monsieur D. est un ancien magistrat dont le corps nonagénaire avance à pas mesurés derrière un tripode à roulettes. Les freins sur les poignées du tripode ne peuvent servir qu'à l'arrêter, puisqu'au rythme où il va, on ne conçoit pas qu'il puisse encore ralentir.
Dans le regard de Monsieur D. il y a comme de l'indulgence. L'ancien magistrat me rassure par avance. Il me pardonne tout ce que je ne pourrais pas faire pour lui.
Il dit:
"J'hésite a me faire opérer. D'autant que j'ai une situation personnelle délicate. Ma femme est grabataire. Elle a une maladie de parkinson et elle est paralysée du coté gauche. Le matin, je me fais aider. L'après midi, il y a bien une infirmière qui passe pour la mettre au lit, mais cela ne dure pas longtemps, alors que l'après midi est longue. Quelques fois elle dort, alors j'en profite pour me reposer, pour dormir un peu. Mais quand elle ne dort pas, c'est épuisant. Elle est terriblement exigeante. Elle ne se rend pas compte. Elle a cet égoïsme forcené des grands malades.
Il y a deux mois, en me douchant, je me suis rendu compte que j'avais une hernie inguinale. Probablement à cause de la faiblesse de ma paroi abdominale et de tous les efforts que je fais. La nuit ça ne se passe pas trop mal, Dieu merci. Quand je suis assis la douleur est moins forte et quand je me couche, je n'ai pas mal.
...
Mon médecin m'a parlé d'une troisième solution. Il parait qu'en dernier recours, certains essayent de brûler le nerf crural."
Il me dit ça dans l'entrebâillement de la porte. Je viens de l'ouvrir après lui avoir serré la main. Je réponds à son regard interrogateur par une moue de désapprobation. Il reprend en franchissant le seuil, (une roue, puis les deux autres puis son corps nonagénaire):
"Oui, moi non plus je ne crois pas que ce soit une bonne idée. On va pas commencer à me brûler à petit feu."
A Barcelone, c'était la reine des couturières. Il fallait la voir toujours si parfaitement habillée que les gens l'arrêtaient et lui demandaient d'où venaient ses vêtements. Elle était fière quand elle marchait dans la rue. C'était sa façon de se faire une clientèle. Elle avait commencé à travailler à 14 ans et à 17 ans elle avait son affaire. Elle travaillait pour les gens riches, ceux qui savent être polis, ceux qui connaissent la distinction et l'élégance, pas ceux qui sont grossiers comme dans les classes moyennes. La marraine de la fille de Franco par exemple, toutes ses robes c'est elle qui les faisait.
Josépha - la reine des couturières de Barcelone s'appelle Josépha - a mal aux genoux mais ce n'est pas grave. Elle a aussi mal au cou et c'est bien normal à 80 ans avec le métier qu'elle a fait. Elle a aussi mal à l'épaule ce qui la gène pour faire la poussière. Et comme elle tient à ce que tout soit propre et qu'elle n'est pas plus haute qu'une enfant de douze ans, elle passe son temps sur un escabeau. Mais surtout ce qu'elle voulait dire c'est que tous les matins, tout se met à tourner autour d'elle et il n'y a pas assez d'air pour respirer et elle se met à pleurer. Le reste de la journée, elle ne pleure plus, elle fait son ménage.
Il suffit d'une question prudente sur son usage des médicaments pour que Josépha s'autorise à laisser un récit abondant s'écouler. Le flot opaque et régulier, est chargé d'alluvions qui sont autant de souvenirs de ses anciens tumultes. Josépha raconte en parlant un français impeccable et précis, mais avec un accent identique à celui des espagnoles de sa génération qui ne mettent pas plus d'un ou deux mots de français approximatif dans chaque phrase. Un effort très modeste devrait aider à entendre cet accent en lisant la suite.
"J'avais pris du temesta pendant 15 ans, et j'ai commencé à voir des choses qui n'existaient pas, des bêtes sur les murs qui me voulaient du mal ( dè bète sour lè mour qui mè voulè dou mal) et aussi une ombre qui sortait de dessous le lit et qui me poussait pour se coucher à coté moi. Je n'y crois pas à ces choses là alors j'ai pensé que je m'étais empoisonnée avec le médicament et j'ai décidé d'arrêter. Mon mari venait de mourir, et pendant trois mois j'ai passé mes nuits sans dormir, assise sur la terrasse. J'avais trop peur de rentrer dans l'appartement. Vous pouvez y croire vous à cette ombre? Mon fils y croit lui. Il pense que c'est mon mari. Vous pensez qu'il à raison? Moi, je n'y crois pas, je ne crois en rien, en rien du tout, j'ai eu trop de malheur dans ma vie. Mon mari avait rencontré un socialiste qui sortait de prison. Il lui a monté la tête et ils ont décidé de partir en France. Pas à cause Franco non, à cause de l'argent, ils pensaient qu'on le ramassait avec la main. Il m'a abandonné avec mes deux petits et moi je suis resté à Barcelone et j'ai continué à travailler. Après 4 ans et demi je suis allé le chercher et je suis resté ici. Si j'avais su je n'aurais quitté ni ma mère ni ma terre."
Pour la troisième fois, elle range les papiers qu'elle a posés sur le bureau puis continu de raconter. La passion de l'ordre et les désordres de la passion s'abreuvent apparemment à la même source.
"A Barcelone j'étais comme une reine, et lui aussi il aurait pu être comme un roi si il avait accepté de travailler pour l'arsenal. Ici j'ai vécu la misère. Arriver dans une seule chambre avec les deux petits. Mon mari, il se croyait libre, il faisait comme si il était libre, tous les soir il sortait et le samedi il allait danser. Ma mère me disait de rentrer, que mes soeurs elles avaient leur maison leur femme de ménage, mais moi pour les petits je voulais garder mon mari. Il était beau, il faut voir comme il était beau. Les autres le regardaient et me disaient qu'il était beau mais moi ça m'était égal, si je le gardais ce n'était que pour les petits. Jusqu'à sa mort je n'en ai jamais regardé un autre, alors qu'il y en avait des comme ça qui me regardaient. Jusqu'à sa mort il m'a fait vivre l'enfer. L'enfer et la misère. Il est mort pendant la grande grève en 1968, il était maçon coffreur, il était sur un chantier à Cannes parce qu'il n'y avait personne pour travailler. C'est la grue qui l'a tué. Sur la tête, il est mort sur le coup. Depuis 15 ans, je m'empoisonnais avec le temesta et il y avait cette ombre qui me poussait en dehors du lit et depuis j'ai toujours refusé de prendre des médicaments pour les nerfs. Vous ne me croyez pas. Vous ne croyez pas que l'ombre sortait de dessous le lit. Pendant trois mois je n'ai pas dormi dans ma chambre. Je l'ai dit à mon fils: tu devrais écrire un roman avec mon histoire, moi je n'ai pas eu le temps d'apprendre à lire."
Il
y a 10 jours, j’étais devant mon ordinateur et il me manquait un bout de
cerveau. Précisément le fragment du lobe occipito-temporal gauche dont l’activité aurait
dut me permettre de saisir sans grande difficulté le sens des mots qui
s’alignaient sur mon écran: "L'armée
Libanaise a bombardé le camp palestinien de Nahr el Bared" En
temps normal et comme tout le monde, j'envisage rapidement ce que cette phrase
peut avoir d'obscur, ce qu'elle contient d'ombre et de mystère, ce qu'elle
dissimule de silence et de cris, ce qu'elle cache d'histoires et d'Histoire qui placent si soudainement cet
endroit, l'un des plus peuplé de la terre, sous les feux simultanés de
l'actualité et de l'artillerie, après 60 années d'existence provisoire, enkystée, refoulée. Mais ce soir là, je ne descellais rien d'obscur dans cette
phrase car je ne voyais rien de clair. L'extinction de mon lobe occipito-temporal gauche
rendait les mots incompréhensibles. Les lettres me paraissaient
familières mais étranges. La suite de signes qui composaient le mot
"armée" avait perdue toute signification et ce vide de sens me
faisait peur sans que je puisse trouver le mot peur dans mon vocabulaire.
J'avais la sensation que mon encéphale se transformait lentement en gelée
tremblotante, et après m'être demandé comment pouvait bien s'appeler cette
chose que je glissais dans la serrure, je pris quelques instants pour faire un premier bilan des pertes. Il me
manquait environ un mot sur trois et les deux autres avaient perdu leur
signification immédiate.
Ceux qui m'ont vu rentrer chez moi ce soir là n'ont vu aucune
différence alors que sous mon crâne rien n'était plus pareil. Malheureuseument mon langage
est trop faible pour exprimer ses propres défaillances. Ou pour traduire
l'agitation inquiète et confuse qui s'était emparée de mes pensées alors même
que je n'avais plus de mot pour les dire. Il me faudrait par exemple le talent
du mime quand il mime celui qui ne sait pas mimer. Si quelqu'un a ce talent là et qu'il est vendeur, j'achète.
J'ai enfin compris qu'il s'agissait d'une banale migraine quand le scotome
est apparu. C'était un scotome
inhabituel par sa localisation et par son ordre
d'arrivée dans le déroulement de la migraine et c'est ce qui m'avait trompé. Il
s’était présenté en second alors qu'en règle générale il me sert d'avertisseur
et il s'était localisé au nord-est de mon champ visuel alors que mon scotome
de compagnie efface d'abord Biarritz
si je me trouve en face de la carte de France. Il progresse ensuite selon une
extension concentrique à bord scintillant pour faire disparaître
toute l'Aquitaine puis
la région Poitou-Charentes,
le Limousin, la région Midi-Pyrénées
et finalement la France entière si le coeur lui en dit car de toute façon à ce stade
j'ai déjà vomi et ma tête est tellement douloureuse que le monde entier
pourrait disparaître,
ça ne me ferait pas ouvrir les yeux.
Rassuré à l'idée que je ne serais pas hors circuit définitivement mais
seulement pour quelques heures, je me suis allongé et j'ai observé
attentivement une sorte de comptine qui tournait dans ma tête à mon insu,
dans une langue qui m'était étrangère, et qui fonctionnait alternativement comme
un aphorisme insensé ou comme une ritournelle
incessante. Un genre de "mon pantalon est décousu" incompréhensible
qui rendait ma douleur ridicule. J'aurais voulu retranscrire ces sons pour
pouvoir en rire à mon réveil,
une fois guéri, mais j'ignorais tout de l'alphabet.
Aujourd'hui, le camp palestinien de Nahr
el Bared
a été vidé de ses habitants et des affrontements armés animent ses abords. Un scotome
scintillant a prit place au nord du Liban.
La migraine du Moyen-Orient ne va pas s'arranger.
Abdelwahab ressemble comme deux gouttes d'eau à un Maçon Tunisien Retraité.
Tout le monde connaît la panoplie du MTR: le bonnet de marin sur la tonsure drue, courte et grise, la veste jusqu'à mi cuisse avec au moins quatre poches latérales, le pull à col V flottant sur la chemise prisunic, le tee shirt en coton dont le col rond est visible sous la chemise prisunic, le pantalon fatigué qui tire bouchonne sur des chaussures de ville encore plus fatiguées. Et surtout, mais c'est moins connu, le caleçon long sous le pantalon, indispensable. Les plus fins observateurs s'accordent pour dire que seul le MTR peut porter cet accoutrement sans perdre une once de dignité.
Après une vie partagée entre le labeur et la solitude, le MTR continu de loger au foyer sonacotra pour toucher une retraite qu'il envoie à sa femme et ses enfants restés au pays. Il me tend sa carte de séjour quand je lui demande son adresse et il me dit tu (en fait il me dit ti) assez souvent pour que je finisse par faire pareil en raison d'un mimétisme spontané qui me conduis facilement à prendre l'accent et les tics de langage de mes interlocuteurs. Mais j'entends toujours dans mon tutoiement, une touche de familiarité et une trace de condescendance exécrables que je ne retrouve pas dans la bouche du MTR.
Abdelwahab ressemble comme deux gouttes d'eau à un Maçon Tunisien Retraité car il était maçon et qu'il est Tunisien.
Il apporte tout un paquet de radiographies, doppler, irm et examens biologiques, remis consciencieusement dans le désordre pour expliquer que depuis deux ans il a mal aux jambes. Il explique surtout, toujours dans le désordre qu'il a couché avec une femme et qu'il a eu la chaude pisse. Je lui demande s'il urine sans difficulté puis je lui demande s'il pisse bien. Je lui demande si il a des erect..., s'il bande bien. Pas de problème. En fait c'était il y a 25 ans. Mais depuis qu'on en parle à la télévision, il tremble (en souriant, il montre avec sa main) à chaque fois qu'il y a une émission sur le sida. Il a fait tous les tests, il a vu des tas de médecins mais il a toujours peur. Il est à la retraite depuis 3 ans et il n'est plus retourné en Tunisie voir sa femme et ses trois enfants. Parce que il a couché avec cette femme. Et si c'est pas cette maladie, pourquoi il a mal aux jambes?
J'ai examiné son organisme, j'ai organisé ses examens et j'ai prononcé des paroles qui se voulaient rassurantes.
Comme on tire sur le seul fil visible dans un sac de noeuds.
"Il m'avait traité ce flic. Il avait traité ma mère... fils de pute et tout. Il m'a même braqué avec son flingue. Ça m'était jamais arrivé. Et il avait commencé à me tabasser. Je rentrais de mission (ndlr: fin d'une journée de travail d'un intérimaire pour une entreprise de nettoyage), j'avais que zéro quarante gramme d'alcool mais c'était la deuxième fois. Alors au poste, j'ai commencé à faire la pute. Excusez moi, monsieur, si je vous ai mal parlé, je suis désolé.... et tout. Et lui, il a continué. Ah! tu fais la pute maintenant! j'ai traité ta mère, j't'ai tabassé, j't'ai insulté et toi tu fais la pute! Il criait ça en s'approchant. C'est tout ce que je voulais. Quand il a été assez près, je lui ai mis un putain de coup de boule sur le nez et j'ai entendu CRRAAK!. Vous me croyez si vous voulez, hein, mais même si un jour je gagne au loto, je sentirai pas la même chose qu'avec ce bruit. Je savais que j'en prenais pour six mois, mais ce CRRAAK!...."
Abdelkarim est un grand échalas, tout sec, élégant, policé, presque obséquieux. Un ton juste un peu trop emprunté, comme un vendeur de téléphones portables qui n'a pas encore senti que l'affaire lui échappe. Quand il commence à parler, ses mains sont sagement croisées sur ses genoux. Elles s'ouvrent ensuite comme celles d'un politicien qui veut poser son discours et témoigner de sa bonne foi, mais finissent par entraîner ses longs bras et l'ensemble du tronc dans une gestuelle qui rappelle celle d'un boxeur à l'échauffement. Une longue cicatrice de trépanation est parfaitement visible sous ses cheveux coupés très courts. Il s'est planté en voiture à cause de la magie noire de sa belle mère. A cause de l'accident, sa femme à cru qu'il ne serait plus utile à rien et elle s'est barrée. Mais aussi à cause de la magie noire. Il a mis beaucoup de temps à s'en rendre compte. C'est toujours comme ça avec ceux qui sont victimes d'un maléfice, c'est les derniers à s'en rendre compte. Le marabout le lui a bien expliqué. Il avait tout compris tout de suite: tout était de la faute de la belle mère, comme s'il la connaissait. Il ne faut pas croire, il y a encore beaucoup de personnes qui utilisent la magie, et pas que les noirs et les algériens, le juifs et le tunisiens aussi. Enfin il lui a fabriqué un talisman tout exprès et depuis tout va mieux et il ne le quitte jamais. L'histoire du flic bien sûr, ça n'a rien à voir. Sur ce coup là il est entièrement responsable. Mais maintenant grâce à son talisman, il a retrouvé un emploi d'insertion (il repose ses mains, sagement sur ses genoux) "dans un environnement agréable et convivial, un travail intéressant et très instructif, avec une dimension sociale et proche des gens". Il est agent d'accueil dans une association qui s'occupe de commerce équitable. Abdelkarim m'a valu une engueulade avec celle que je suis en amour avec, qui ne supporte pas les coups de boule sur les représentants des forces de l'ordre surtout s'il sont accompagnés (les coups de boule) d'une fière jubilation. Moi, je supporte mal l'humiliation gratuite et encore moins l'humiliation payante, et je le trouvais crédible ce type avec un talisman autour du cou. Du coup, on a eu une violente discussion sur la violence. Les boules.
Il me revient
En ce jour entrebaillé
Des aubes de désert, des aubes étonnées
Sur les hanches rouges des dunes de Merzouga,
Sur la peau craquelée des lacs desséchés de Tozeur.
Il me revient
Cette ivresse de l’espace sans bornes,
Cet infini se prolongeant lui-même
Dans son propre au-delà,
Ce bonheur au bord de la frayeur,
Cette timidité devant ce vide rempli sans fin.
Immensité de cette beauté
Et derrière,
Immédiatement
Infiniment
Le danger, la perte, l‘égarement.
La mort.
Le pendant immédiat à l’absolue liberté,
La soif, l’errance, la folie.
La mort.
Les bédouins avaient dit :
Les fils du téléphone,
Ne pas quitter les fils du téléphone.
Voilà.
La limite. Si ténue si fragile.
Le fil de l’équilibre,
Le lien avec la vie l’eau les hommes
La sauvegarde, la sécurité.
Un fil qui court en travers du monde
Posé sur ses allumettes à l’horizon, `
Une rampe pour toutes les mains tremblantes,
Pour tous les esprits incertains,
Pour toutes nos vies apeurées.
Un mur entre l’agitation et l’oubli.
On dit un garde-fou.
Toute la tranquillité du monde.
Une frontière dessinée
D’un doigt hésitant
Sur la buée du ciel.
Un filament fragile
Comme un chemin vicinal sur la carte de l’univers.
Un cheveu.
Une bordure virtuelle
Où ne jamais égarer ses pieds,
Ce minuscule pointillé
Qui borde nos cœurs et nos âmes
Avec la même violente éternité qu’une Muraille de Chine.
Au-delà…
Pour dire le noir la peur et la nuit
Pour dire aussi les héros et les fous.
Pour dire aussi les rêves, les légendes des trésors enfouis,
Les pensées insensées.
Ni filtre ni vapeur pour masquer la vérité
C’est le miroir cru, le visage nu
Sans peigne ni rasoir ni mascara
C’est le monde dérobé à chaque pas,
La peur panique qui fait hurler les nuits,
Dans le noir de nos terreurs d’enfants
Rappelées à l’ordre d’un jour nouveau
Blême et nu lui aussi
Nu comme un jour nouveau-né
A la peau pâle et pûre
Riche de tous les possibles
Mais périssable de toutes les absences.
La panique est au seuil de la mort
fut-elle réelle ou symbolique.
Le dernier fil du téléphone a disparu derrière la colline.
Le paysage est à réinventer,
les repères refusés, repoussés, agressés,
sans fils, sans routes, sans bornes.
Les matins, les espoirs,
d’autres éclats et d’autres peurs.
Un pas qui foule une terre vierge
est un pas qui quitte une terre familière,
sauf s’il marche dans ses traces, dans ses clôtures.
Conquérir sans perdre est un désir d’enfant.
Il y a de l’abandon
mais aussi toutes les aubes
dans ce lendemain obscur
qui se cache derrière la mort,
au-delà…
Hormis les fois et les croyances
Le vide de toutes les réponses.
Le désert de sable ou de pierre.
Aussi belles que puissent être les couleurs de l’espoir en ce jour nouveau,
Ce temps au-delà.
Marcher en équilibre au bord du trottoir est un jeu.
S’aventurer les yeux bandés au milieu de la chaussée est un danger.
Lâcher le bord du bassin est une émancipation applaudie.
Nager à grandes brasses vers le large est une folie
Contempler sur le rivage ses orteils léchés par les vagues
Ce fil mouvant à la limite du monde vivant
Se tenir sur le seuil
Au bord du vide.
La vie ne tient qu’à un fil
Son lien au monde à un coup de fil.
Il est grand temps de commencer à vivre.
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