A l'extrême fin de l'année dernière, entre le flurp que fit une huître quand elle fut gobée et le flurp que fit la suivante quand elle le fut à son tour, le père de Line consenti à me raconter quelques souvenirs du séjour qu'il fit au Pakistan en 1968. Le seul souvenir qui éclaira son visage fut celui où Line en couche-culotte grimpe sur un lavabo dans une chambre d'hôtel à Lahore. Il jugeait les autres souvenirs indignes d'être conservés dans sa mémoire et ne les en sortit que pour me faire plaisir.
La Compagnie Française d'Entreprises l'avait envoyé au Pakistan pour faire un audit comptable sur le chantier d'un canal en construction entre l'Indus et le Jhelum, le canal Chasma-Jhelum. Plusieurs entreprises européennes ou étasuniennes participaient aux travaux. Les cadres étaient italiens, français, allemands ou anglais. Tous les ouvriers étaient pakistanais et tous les pakistanais étaient ouvriers. Lui ne circulait qu’entre deux hommes armés et il contrôlait les comptes: la banque mondiale donnait l'argent, le chef du personnel déclarait une centaine d'ouvriers en plus des 800 qui travaillaient sur le chantier , et les deux ou trois personnes qui étaient dans la combine se partageaient le salaire des ouvriers fictifs.
Reprenons.
L'erreur est humaine, pourrait-on dire. Mais où sont les mains qui en subissent les conséquences? Et que deviennent les épaules qui en portent la responsabilité?
Celles de Sir Cyril Radcliffe par exemple qui traça en trente-six jours les frontières du Pakistan.
Il n'avait rien demandé à personne et pour des raisons qui n'avaient rien à voir avec sa connaissance du terrain il avait été chargé lui tout seul, de tirer un trait sur une longue histoire commune. Un trait de deux mille neuf cent douze kilomètres. A gauche du trait on rangerait le Musulman au Pakistan, à droite l'Hindou en Inde, le Sikh saurait choisir, le Kashmiri attendrait encore un peu (soixante ans ou plus), et on pourrait filer à l'anglaise pendant le grand chambardement (quinze millions de déplacés, un million de morts, soixante-quinze mille femmes violées).
Il faut dire que depuis la partition de l'Irlande en 1921, l'Anglais avait pris goût aux rangements par confession, culture, ou race. On casait le Protestant en haut et le Catholique en bas, le Juif ici et l'Arabe là, des musulmans à droite et d'autres à gauche avec les hindous au milieu, ça leur faisait comme les deux ailes asymétriques d'un nez proéminent.
C'est vrai ça, pourquoi vivre ensemble, si vivre séparé est encore plus compliqué? Et pourquoi pas les chrétiens orthodoxes de culture grecque au sud et les musulmans de culture turque au nord?
C'était la retraite par répartition, première formule.
Quelques fois, les revendications coïncidaient avec l'assignation, facilitant ainsi le travail de l'Anglais qui préférait le rôle d'arbitre à celui d'adversaire. Mais la partition insulte la terre en la traitant comme un dressing. Elle suspens les hommes aux cintres des origines, et prolonge les conflits dont elle prétend être la solution.
Pour l'Irlande, le conflit a duré 86 ans, de 1921 à 2007. C'est long et fatiguant comme la vie entière d'un homme blessé à la naissance. Mais c'est fini. Il a fallu 86 ans pour cicatriser cette déchirure infligée aux hommes et à la terre par un empire britannique qui divisait pour quitter comme il divisait pour régner.
Donc la réconciliation est possible. C'est en soi une bonne nouvelle : la plaie n'est pas mortelle pour tout le monde. Mais s’il faut 86 ans pour cicatriser une telle déchirure, le Pakistan et Israël qui fêtent cette année leur soixantième anniversaire, devront attendre encore un quart de siècle. Et que penser face à ceux qui plaident à nouveau pour la partition, à Pristina, Bagdad, Bruxelles, Beyrouth ou Jérusalem? Trouvera-t-on un jour un grand chirurgien capable de soigner ces plaies afin d'éviter la gangrène et l'amputation?
Sir Cyril Radcliffe, lui, tenait fermement le scalpel, et trancha au pied de l'Himalaya, laissant l'Indus au Pakistan et les sources de l'Indus à l'Inde. Un peu comme une mère porteuse qui aurait l'utérus en pièces détachées, avec d'un coté le placenta pour un des deux jumeaux et de l'autre coté, le sang du cordon ombilical pour l'autre jumeau. Ou bien comme un voleur d'enfants qui rendrait enfin deux frères ennemis à leur mère après l'avoir décomposée en séparant le lait et le sein. Alors que s'il faut séparer quelque chose, c'est bien le lait et la viande, l'enfant et son origine.
Mais je me laisse emporter par le courant des métaphores en cascades. Il y en a trop pour une seule montagne. L'Himalaya comme un baiser, comme un sein, comme un coeur, mais aussi comme un château d'eau en zone aride offert aux hommes par la nature, ou comme une source de vie coulant à l'envers au coeur d'un arbre planté en mer d'Arabie qui éparpille ses branches entre les sommets du globe, une frontière en travers.
Qu'ont fait le Pakistan et l'Inde de cette séparation? Ont-ils fait la guerre pour l'eau de l'Indus comme ils ont fait la guerre pour le Cachemire?
En cherchant à comprendre ce que le père de Line faisait au Pakistan en 1968, j'ai appris que le Pakistan et l'Inde avait signé un accord sous l'égide de la banque mondiale en 1960: le traité des eaux de l'Indus.
En résumé,
- L'Inde peut exploiter la totalité des eaux des trois affluents orientaux de l'Indus : le Sutlej, le Beas, et le Ravi.
- L'Inde ne touche pas à l'eau des trois fleuves occidentaux dédiés au Pakistan, l'Indus, le Jhelum et le Chenab.
- L'Inde est tenue d'informer le Pakistan de l'état des cours d'eau en amont.
- La banque mondiale finance la construction d'un réseau complexe de barrages et de canaux permettant de réalimenter les cours d'eau asséchés et d'irriguer l'ensemble du Penjab.
Parmi ces canaux, il y a le canal Chasma-Jhelum d'où la mission du père de Line.
Le traité tient toujours, à quelques anicroches près, et c'est le genre de truc qui me plait car c'est un ruisseau de paix au milieu d'une guerre. Comme si les hommes étaient influencés par la présence du fleuve et de sa force symbolique: entre deux rives immobiles, l'eau s'éloigne sans cesse de son origine, franchit les frontières sans papier d'identité, et donne sa bénédiction à la terre sans discrimination ni restriction. Le fluide qui circule entre les territoires fait circuler l'information entre les hommes et impose le partage et la confiance.
Comment s'étonner alors que certains détournent les fonds de la banque mondiale quand ils détournent aussi le cours des affluents de l'Indus.
Mais le WWF dit que les temps vont changer. Encore quelques degrés de plus et les neiges éternelles mettront fin à leur éternité. L'eau des grands glaciers inondera les rives de l'Indus puis le Pakistan deviendra un désert.
Le WWF ne dit pas ce que feront les hommes.
Poursuivons.
Neuf mois plus tard, à la naissance d’une nouvelle année hébraïque, comme chaque année, j'ai lu ce passage:
C'était à cette époque là, Avimèlekh - et Pikhol, chef de son armée - parla ainsi à Avraham: "Dieu est avec toi dans tout ce que tu fais. Et maintenant, jure-moi (hi CHa V H'a) par Dieu que tu ne me mentiras pas, ni à mes enfants, ni à ma postérité. Comme la bonté que j'ai pratiqué à ton égard, ainsi tu agiras à mon égard et à l'égard de mon pays, dans lequel tu as séjourné". Avraham dit: "Je le jure (i CHa V H'a)". Or Avraham avait fait des reproches à Avimèlekh au sujet d'un puits d'eau dont les gens d'Avimèlekh s'étaient emparés. Et Avimèlekh avait répondu: "Je ne sais pas qui a commis cette action, et toi aussi tu ne m'en avais pas instruit, et moi aussi je l'ignorais avant ce jour." Avraham prit du menu et du gros bétail qu'il remit à Avimèlekh, et ils conclurent mutuellement une alliance. Or Avraham avait placé sept (CHé V H'a) brebis à part. Avimèlekh dit à Avraham: "Que signifient ces sept brebis que tu as placées à part?". Il dit alors: "Car tu dois recevoir sept brebis de ma main, comme témoignage que j'ai creusé ce puits". C'est pourquoi il nomma ce lieu Beér-CHé V H'a car c'est là qu'ils ont juré (ni CH V H'ou) mutuellement. Ils conclurent alors une alliance à Beér-Chévh'a, et Avimèlekh se leva, ainsi que le chef de son armée Pikhol, et ils retournèrent vers le pays des Philistins. Il planta alors un bouquet d'arbres à Beér-CHé V H'a, et il fit appel au nom du Seigneur, l'Eternel.
(Genèse, chapitre 21, Versets 22-33).
Reprenons encore, longuement, à ma convenance.
C'était à cette époque là, Avimèlekh - et Pikhol, chef de son armée - parla ainsi à Avraham:
Avimèlech n'était ni un démocrate ni un théocrate. C'était inscrit dans son nom, comme mon nom est inscrit sur ma carte d'identité et comme mes empreintes génétiques seront bientôt inscrites dans mon casier judiciaire si je ne me surveille pas. Avimèlekh, de Avi-(mon père)-mélech-(le roi), ne pouvait se réclamer ni du peuple ni de dieu et à fortiori il n'incarnait ni l'un ni l'autre. Il le savait et nul ne pouvait l'ignorer. Il ne détenait le pouvoir royal qu'en raison des hasards de l'engendrement, ce qui lui imposait d'assumer l'entière responsabilité de sa politique.
Pour parler à Avraham, Avimèlekh était venu accompagné de Pikhol, son chef d'état major, un homme d'age moyen, de taille moyenne, impassible et silencieux. Il considèrait que la parole d'un chef d'état major se devait d'être aussi rare, précieuse, efficace et tranchante qu'un sabre de samouraï. Il imaginait que son rôle n'etait pas de dialoguer avec le monde mais de l'ordonner, de mettre les choses à leur place, la place juste dans un ordre juste. Mais en réalité il souffrait, le pauvre homme, car c'était un bavard. Il avait une opinion sur tout et adorait qu'on la lui demande. Il devenait alors intarissable. Voilà où était son problème. Il ne savait rien faire d'autre que tout lâcher ou tout retenir. C'est pour cela qu'il s'appellait Pikhol, de Pi-(ma bouche)-khol-(tout).
Avimèlekh et Pikhol ne s'étaient pas déplacé pour prendre le thé avec Avraham. Ils n'avaient pas fait le voyage pour discuter des causes de l'univers, ou pour voter la résolution 748, ou pour désapprouver la misère dans le monde. Ils étaient là car il se pouvait qu'il y ait la guerre. La présence de Pikhol était une mise en garde sans ambiguïté. Elle avait plus de sens et de force que n'importe quel discours dans lequel on parlerait de la guerre ou dans lequel on éviterait soigneusement d'en parler.
"Dieu est avec toi dans tout ce que tu fais.
Et maintenant, jure-moi (hi CHa V H'a) par Dieu que tu ne me mentiras pas, ni à mes enfants, ni à ma postérité. Comme la bonté que j'ai pratiqué à ton égard, ainsi tu agiras à mon égard et à l'égard de mon pays, dans lequel tu as séjourné".
Sans formule de politesse ni autre forme de protocole, Avimèlekh prit la parole et tint à peu près ce langage
" Si je suis venu, Abraham, c'est parce que tu commence à me faire peur.
Je vois que tu réussis tout ce que tu entreprends.
Je vois que ton peuple devient de jour en jour plus nombreux, plus riche et plus puissant.
Et je vois que tu pourrais devenir un rival et un danger pour moi. Tu n'es pas encore comme la Chine pour l'Occident mais il n'est pas question d'attendre.
Je suis venu car je ne peux pas continuer à laisser grandir ton pouvoir sans avoir de garanties sur tes intentions.
Alors je vais t'expliquer ce que je te demande.
Je ne veux pas un traité de non belligérance.
je ne veux pas un traité de coopération.
Je ne veux pas une alliance militaire.
Je ne veux pas une signature au bas d'un parchemin.
Non, ce que je veux c'est un serment de ta part et pas n'importe quel serment. Je veux que tu jures de hi.CHa.V.H'a, de CH.V.H' comme jurer, de CH.V.H' comme sept, de CH.V.H' comme symbole de la création. Je veux que tu t'engages devant Dieu en prenant la création à témoin.
Et je vais te dire à quoi tu dois t'engager si tu ne veux pas qu'il y ait la guerre.
Premièrement tu dois t'engager à ne pas me mentir.
Tu ne dois retenir aucune information. La connaissance que tu as des choses du monde et de toi-même, tu ne dois ni la dissimuler ni la falsifier.
Il n'est pas question de créer une AIEA, ou d’acheter des drones, uniquement pour ta personne. Je ne veux pas prendre le risque de déclencher une guerre pour des armes de destruction massive que tu n'aurais pas, ou de me laisser détruire par une puissance qui se serait déployée à mon insu. Tu ne seras pour moi, ni l’Irak, ni l’Iran.
Et cette promesse solennelle tu dois la tenir pour toi et pour ta descendance. Sans continuité de l'état, les engagements sont comme des clés USB.
Deuxièmement, tu sais comme j'ai été bon avec toi, comme je t'ai accueilli, comme je t'ai laissé aller et venir dans mon pays.
Toi aussi tu dois t'engager à être de la même façon pour moi et pour mon pays. Tu sais de quoi je parle et je cesse"
Il était temps. Guaino était entré dans son corps et Avimèlekh détestait ça.
Avraham dit: "Je le jure (i CHa V H'a)".
Avraham comprenait bien l'inquiétude d'Avimèlekh. Il avait une grande estime pour ce véritable homme d'état, pour sa franchise, sa générosité, son désir de justice et sa bonne volonté.
Quelques années auparavant Avimèlekh lui avait dit en l’accueillant « Vois, mon pays est devant toi, installe-toi là où tu te plais » (genèse, chapitre 20, verset 15). Cette phrase, il ne l’avait jamais oubliée. C’était une magnifique leçon de bonté et d’hospitalité, à méditer pour les générations futures. Il avait été pour lui ce que le ciel est pour les oiseaux (Edmond Jabes, je ne sais plus où). Nul besoin de papier d’identité, de certificat de torture, de conditions de ressources, de motif familial avec arbre de généalogique gène et tic à l’appuis, ou de valeur économique ajoutée. C’était une preuve de bonté inconditionnelle, une bénédiction.
Entendrait-t-on encore une fois cette phrase ? « Vois, mon pays est devant toi, installe-toi là où tu te plais ». Comme le ciel pour les oiseaux…
Finalement Avimèlekh lui demandait d’offrir sa connaissance et sa bonté comme il lui avait offert sa bonté et son pays. Les hommes pouvaient circuler mais il devait en être de même pour l’information, sinon c’était la guerre.
Avraham jura, de jurer comme sept, de sept comme symbole de la création.
Debout, les bras croisés, Pikhol ne savait pas s’il devait se dire déçu ou satisfait. Il aurait bien aimé en découdre, faire une démonstration de force, montrer à cet étranger toute la puissance de son armée, le remettre à niveau, lui et sa superbe, avec le tranchant de son sabre. Il les trouvait loufoques tous les deux à vouloir mettre le jeu de la vérité au goût du jour. Qu’ils jouent ! Si ça leur chante, pensait-il. Il avait essayé autrefois avec sa femme et avait vite conclu qu’il était préférable de revenir à un usage raffiné du secret et du mensonge. D’ailleurs, sur un plan strictement professionnel, il ne voyait pas comment mener sa carrière sans ces deux acolytes.
D’un autre coté, il devait bien admettre que le roi avait parfaitement manœuvrer pour obtenir de l’étranger, qu’il fasse un serment unilatéral, qu’il jure devant son dieu de dire toute la vérité, rien que la vérité, comme n’importe quel citoyen américain le jure, sur la bible, quand il témoigne devant le juge. De plus il voyait la fin de l’entrevue avec soulagement. La veille, sa femme avait reprisé sa cuirasse et la nouvelle couture lui pinçait l’entrejambe. Il était temps de se dire au revoir.
Or Avraham avait fait des reproches à Avimèlekh au sujet d'un puits d'eau dont les gens d'Avimèlekh s'étaient emparés.
Mais l’entrevue n’était pas finie. Avraham pris la parole et tint à peu près se langage.
« Tout ce que tu veux savoir de moi, je te le dirai. Chaque année je ferai ma déclaration d’impôt en toute bonne foi. Je ne dissimulerai ni mes richesses, ni mes projets, ni mes déplacements. Je n’ai rien à cacher en ce qui me concerne.
Mais sur toi, j’ai des choses à dire, et tu sais comme moi que la vérité peut tuer aussi sûrement que le sabre de ton chef d’état major. (Pikhol tressaillit sous l’effet de cette caresse pour son orgueil ; il commençait à trouver cet étranger sympathique).
Alors écoute moi. J’ai cherché de l’eau et je l’ai trouvée, j’ai creusé un puits et j’ai puisé. J’ai apaisé ma soif et celle de ma famille. Celui qui le voulait venait se désaltérer. Mais ce puits, tes gens l’ont confisqué. Ils se sont approprié ma trouvaille et en ont privé tous les miens. S’ils font cela avec les sources de la terre, que feront-ils avec les sources du ciel ? Crois-tu que je peux rester en paix dans ton pays si tes serviteurs volent ce qui nous est le plus précieux ?».
Et Avimèlekh avait répondu: "Je ne sais pas qui a commis cette action, et toi aussi tu ne m'en avais pas instruit, et moi aussi je l'ignorais avant ce jour."
Avimèlekh répondit immédiatement, en ces termes ou à peu près :
« Je vais te dire moi aussi la vérité, qu’elle te soit agréable ou non.
Premièrement, je ne sais pas qui a fait cela, mais les coupables seront identifiés et ils seront punis à la hauteur de leur crime.
Deuxièmement, pourquoi ne me l’as tu pas dit plus tôt ? Garder tes reproches dans ton cœur c’est laisser la haine prendre racine et faire de moi ton un ennemi. Est-ce le traitement que tu réserves à ceux qui t’accueillent ? Que comptais tu faire ? Me déclarer la guerre et reprendre le puits par la force ? Ou mourir de soif et me laisser ta mort sur la conscience ? Tu parles du ciel et de ses sources. Que te conseillaient-ils ?! Rappelle-toi : « Va ! Va pour toi, à partir de ton pays, du lieu de ta naissance, de la maison de ton père, vers le pays que je te montrerai. Je ferai de toi un grand peuple, je te bénirai, je ferai grandir ton nom, tu seras source de bénédiction ! Ceux qui te béniront seront bénis et ceux qui te maudiront seront maudis ; et toutes les familles de la terre seront bénies grâce à toi » (Genèse, chapitre 12, versets 1-3, Avimèlekh connaissait tout ça par cœur). C’est précisément ce que dit la source à l’eau du fleuve quand l'eau du fleuve quitte la source. Avraham ! Tu es un homme-fleuve. Il n’est pas bon que tu laisses un puits étouffé en étouffant ta voix. Assécher toi voix, c’est pervertir ta voie et inversement. Reste fidèle au projet qui t’a mis en marche. Ne laisse pas le désert s’étendre sur terre et le silence envahir nos esprit.
Troisièmement, avant que Guaino m’habite à nouveau, sache que je ne suis qu’un roi, pas un tyran. Je n’ai ni kagébé ni éfbi-aille. Je n’aurais jamais laissé faire si j’avais été informé. Que ce soit les sources de la terre ou les sources du ciel, il est hors de question que je laisse quiconque mettre la main dessus. »
L'histoire du vol du puits avait intéressé Pikhol au plus haut point. Il en était certain, lui, c’était un coup du Ministre de l’Intérieur. Il se réjouissait déjà à l’idée de l’identifier et de le punir pour son crime. Il en rêvait depuis si longtemps. Ce nabot hyperactif, confiscateur en chef, n’avait qu’une passion : s’approprier toutes les sources, contrôler les débits et les crédits, fixer les conditions d’exploitation. Il voulait mettre les hommes en bouteille dès la naissance, avec une appellation d’origine contrôlée collée sur le front, pour les rendre propre à une consommation prédéterminée, en les oblitérant comme à la poste, pour en garantir la destination. Quand il parlait d’ouverture, d’union ou de rassemblement, c’était pour mieux enfermer ceux qui le rejoignaient et dénaturer leurs mots et leurs gestes. Rien ne devait circuler sans son imprimatur. L’or pur et l’argent sale, les nouvelles fraîches et les vieilles légendes, les hommes de peine et les bêtes de somme, l’eau, la puissance et le pouvoir, tout finirait par porter sa marque. Pikhol voyait clair dans le jeu de ce fâcheux intriguant. Il avait confisqué le puits dans le but de dresser Avimèlekh et Avraham l’un contre l’autre, pensant récupérer le pouvoir à la suite d’une guerre entre puissants. C’était raté et le chef d’état major avait décidé de lui régler son compte.
Avraham prit du menu et du gros bétail qu'il remit à Avimèlekh, et ils conclurent mutuellement une alliance.
Tout en réfléchissant à la stratégie qu’il allait adopter, Pikhol observait l’étranger qui n’avait rien répondu à la leçon magistrale du roi. Pour toute réaction, Avraham était parti marcher au milieu de son troupeau, avait sélectionné quelques bêtes, puis était revenu les offrir à Avimèlekh. La discussion entre les deux hommes avait levé deux malentendus sur ce qui aurait pu devenir deux casi bellorum (Pikhol était super fort en latin) : la puissance croissante d’Avraham et le vol du puits qu’il avait creusé. Après dissipation des menaces matinales, l’espace entre eux était limpide comme un ciel de Provence après trois jours de mistral. Le roi et l’étranger se contemplaient face à face. Ils s’embrassaient.
Pour Pikhol, il était temps d’en finir pour deux raisons : la sauvegarde de son pays et celle de son entrejambe. Mais quelque chose l’intriguait encore.
Or Avraham avait placé sept (CHé V H'a) brebis à part.
Avimèlekh dit à Avraham: "Que signifient ces sept brebis que tu as placées à part?".
Il dit alors: "Car tu dois recevoir sept brebis de ma main, comme témoignage que j'ai creusé ce puits".
C'est pourquoi il nomma ce lieu Beér-CHéVH'a car c'est là qu'ils ont juré (ni CH V H'ou) mutuellement.
Avimèlekh lui aussi était intrigué et demanda à Avraham ce que signifiait ces brebis, au nombre de sept, rangées à part.
Pour répondre, Avraham pris son temps. Il avait retrouvé son calme comme un fleuve après les rapides. Il n’y avait plus dans ses paroles, ni crainte, ni reproche ni justification et comme je suis quelquefois impertinent et présomptueux, j’ai envie de lui faire dire ceci :
« Nous avons imité l’eau claire qui ruisselle de ce puits et la paix circule à nouveau entre nous. Mais un jour, les hommes se battront pour les ressources naturelles. Ils considèreront la terre comme une tarte tatin dans son moule. Celui qui parlera de paix et de partage avec un couteau dans une main, laissera les gens du pays se disputer l’écorce et partira avec les richesses qui sont dessous. Les négociateurs contemporains d’une époque lointaine dans le futur, navigueront en eaux troubles, protégés par les mercenaires de l’eau noire (Avraham était super fort en anglais). Ils répandront une malédiction aussi noire que l’huile qu’ils sont venus chercher. Une huile de puissance, de guerre et de désolation, toujours plus rare, et revendue toujours plus chère.
L’eau claire qui sort de ce puits est bien plus vitale que le pétrole, pourtant il n’est pas question d’en faire commerce. Tu as fait en sorte que ton pays soit pour moi comme le ciel pour les oiseaux, j’y ai trouvé de l’eau et je l’ai mise au grand jour. Je ne demande pas de royalties ni d’accord de partage de production. C’est ton pays, c’est le puits que j’ai creusé, mais ce n’est ni mon eau ni la tienne. Je voudrais simplement qu’on s’en souvienne.
Nous avons fait un pacte entre nous, maintenant je te propose un pacte avec la terre. Voilà pourquoi les brebis sont au nombre de sept et voilà pourquoi c’est le nom que nous donneront au puits : Beer-CHé V H’a. CHé V H’a comme symbole de la création, de CH V H’ comme jurer.
Aujourd’hui nous avons failli nous battre plusieurs fois. Comme les eaux de l’Indus apportent un afflux de paix entre l’Inde et le Pakistan, les eaux du puits nous ont apporté la réconciliation. La création a imposé sur nous sa bénédiction. Elle nous a unis face aux menaces des grands séparateurs qui s’approprient les sources du ciel et de la terre, s’arrogent le droit de décider qui pourra les mériter ou les acheter, et apportent ainsi plus de mort que de vie.
Le symbolique nous a sauvé du diabolique.
Ils conclurent alors une alliance à Beér-CHé V H'a, et Avimèlekh se leva, ainsi que le chef de son armée Pikhol, et ils retournèrent vers le pays des Philistins.
Avraham n’avait rien à ajouter et Avimèlekh était d’accord sur tout. Pour les sept brebis, pour le nom du puits et pour jurer mutuellement: jurer devant le symbole, pour le symbole, et ce qu’il symbolise : la paix entre les hommes, la création, et ses sources.
Puis ils partirent : chacun sa route.
A cause de sa douleur à l’entrejambe, Pikhol sautillait légèrement sur le chemin du retour. Avimèlekh le regardait avec étonnement du coin de l’œil. Il pouvait voir sur son visage une agitation qu’il ne lui connaissait pas. Avimèlekh était touché par la transformation de son chef d’état major mais la comprenait pas. Après un long moment, il lui dit pour lui être agréable, qu’il avait beaucoup apprécié la qualité de son silence attentif pendant toute l’entrevue. Pour Pikhol ce fut comme une brûlure sur un cicatrice ouverte. Au contraire, il aurait aimé pouvoir donner son avis, exprimer toute son agitation émotionnelle, son admiration, son dévouement. Il aurait voulu pleurer comme il pleurait sur le sein de sa mère en rentrant de l’école primaire, à l’époque où se camarades de classe l’appelaient « peak oil » parce qu’il était petit et gros, et que ses ressource étaient limités, finies, épuisables, comme celles d’une outre, ou comme les ressources en pétrole qui ne cesseraient jamais de s’amenuiser. Il en souffrait, le pauvre homme, car si Avraham était un homme-fleuve, lui était un homme-citerne. Avraham était un homme de paix et lui était un homme de guerre. Un soldat qui avait pour mission de mettre hors d’état de nuire l’ambitieux de l’intérieur. Il se redressa, bomba le torse, retrouva la régularité martiale de sa démarche habituelle, et sa face impassible rassura Abimèlekh. Plus tard, peut-être, Pikhol ouvrirai un blog.
Il planta alors un bouquet d'arbres à Beér-Chévh'a, et il fit appel au nom du Seigneur, l'Eternel.
Tout ça était déjà bien beau mais pour Avraham ce n’était pas tout à fait fini. Maintenant que la paix était revenue, les hommes, la terre et l’eau pouvaient faire ensemble d’autres fruits. Il ne planta pas qu’un arbre. Il en planta plusieurs. Un travail de jardinier qui dura plusieurs jours, à se lever tôt, creuser, porter, puiser, arroser, suer, sentir son corps vivre et laisser ses pensées voguer sans entraves.
Puis il chercha à prendre contact avec une entité que je ne sais pas définir. Une transcendance, ou une présence supérieure extérieure à lui, ou une partie de lui même qui réuni toutes les autres, les fait tenir ensemble, les met en mouvement et les oriente.
Après avoir ouvert les sources de la terre il ouvrait les sources du ciel.
Des sources qui s’offrent à tous et n’appartiennent à personne.
The Indus Waters Treaty: A History
An Overview of Glaciers, Glacier Retreat, and Subsequent Impacts in Nepal, India and China
Wow!
C'est une chance que les protagonistes aient tous été des super linguistes.
Ta magnifique retranscription de cette singulière rencontre nous montre que la connaissance d'une langue étrangère vaut mieux que l'aptitude inégalée des Anglais à tirer des traits(je pense aussi à Durand, qui traça la frontière entre l'Afghanistan et l'empire Britannique après la morflée de nos amis British au XIXème siècle, ignominieusement chassés de l'Adghanistan par les Pashtounes, Balouches, Tadkiks, Hazaras et autres, qui ne laissèrent d'une armée de 17 000 hommes Tommies, qu'un seul survivant. Un médecin d'ailleurs, tiens tiens...qu'ils respectaient pour son humanité -à l'époque les réputations se faisaient de la main à la bouche, et non par blog interposé).
Une aptitude à la géographie simplifiée que partageaient les Français qui, de concert avec nos braves voisins Anglais, dessinèrent l'Irak.
La légende veut que les deux ministres plénipotentiaires tracèrent les frontières de ce pays-qui-n'en-est-pas-un en deux heures, avec pour seule devoir celui de s'assurer que la morcellisation du peuple Kurde serait maintenue, ainsi qu'il en avait été lors des jolis dessins reproduisant la Syrie, ou le partage ultérieur de la Turquie, au cours quequel Français et français, ayant subi l'humiliation de Gallipoli, voulaient être certains que Turkmènes et Kurdes seraient soit retirés soit rajoutés à l'ensemble.
Le Peak-oil est encore loin, et les forces du monde entier se préparent à y faire face, chacune à leur manière, certaines avec une insouciance qui va de pair avec leur arrogance, d'autres comme l'Ours Russe, avec une brutalité qui sert à cacher la finesse du jeu de son Vladimir, jeu entamé dès le 12 septembre 2001 lorsqu'il permit aux Américains d'établir des bases dans son ventre; d'autres encore...
Mais la liste est longue, n'est-ce pas, et en lisant certains passages de cette discussion passionnante entre tes deux A sous l'oeil de P, en me réjouissant de ce que pour toi l'eau noire ne renvoie pas nécessairementà la Mer de la même couleur, je pensais à la balourdise de la stratégie américaine incapable de prévoir ce que les injustices faites aux turkmènes Afghans produiraient ensuite face aux Kurdes, menés par deux hommes aussi prestigieux que déterminés à détourner autant d'argent que possible (le pétrole Irakien, et le commerce Turco-Irakien transitant vers où depuis l'Europe sont taxés, mais ces taxes considérables, qui aideraient grandement le peuple, les finances du pays ou tout au moins celles des opérateurs Américains sur place, s'arrêtent où commencent les comptes bancaires de nos amis t'as la bannie?, président de la république et Barre z'annie.
Je pensais à l'impossibilité de faire vivre les gens en leur disant, en plein désert, comme je l'ai vu faire: "ne marche pas plus loin! Ici commence un autre pays".
Je pensais à cette maison dans laquelle je suis entré une fois il y a quelques années, entre le Pakistan et l'Afghanistan: la pièce où l'on reçoit les invités, longue et placée directement à l'entrée de l'habitation, était bien en Afghanistan mais à un moment précis, dans la cuisine où l'on me laissa pénétrer une fois que les femmes se fussent cachées plus loin, nous étions au Pakistan.
Jamais le peuple Balouche n'obéira à un tel tracé, lui qui déjà ne suit que le Pathanwali, le code d'honneur et de vie de leur peuple (particulièrement borné, si l'on me permet une appréciation globale non sur un groupe d'humains mais plutôt un code, des lois, des règles.
C'est aussi pourquoi, tandis que les caisses de munitions entraient par une fenêtre et sortaient par l'autre, je me disais que nos amis Américains auraient toujours du mal à comprendre qu'il ne suffit pas de voter, il ne suffit pas de parler Anglais, il ne suffit pas de porter la main à son coeur en chantant un hymne, pour que l'esprit de tolérance, c'est-à-dire le sens de l'hospitalité d'une pensée étrangère, se transforme en partage du pouvoir autrement dit en démocratie.
Comment? J'ai fait long?
Très long?
Je n'ai fait que suivre les traces de l'Homme