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 Une musique dans sa tête.

 

Nous sommes deux toubibs dans la chambre 12 du service de pneumologie au troisième étage du centre hospitalier général. Son état est désespéré, ses bras sont perforés, son regard est halluciné et ses gestes sont justes.

Son état est désespéré à cause de la cigarette qu'il fumait entre chaque consultation. La tumeur a d'abord grandi à son insu. Plus tard, il n'a pas pris en considération les symptômes qui s'aggravaient de jour en jour. Il n'a pas voulu s'en inquiéter comme il l'aurait fait pour l'un de ses patients. Maintenant la tumeur a effacé la première côte, elle enserre les nerfs qui partent vers l'aisselle, et elle comble la petite dépression qu'on voit normalement en arrière de la clavicule. Une deuxième tumeur, fille de la première, a envahi la quatrième vertèbre dorsale et écrase la moelle épinière. Il n'a plus ni l'usage des ses jambes ni le contrôle de ses sphincters. D'autres métastases alourdissent son foie et ses poumons.

Ses bras sont perforés par des cathéters qui diffusent les substances contenues dans des seringues automatiques et des flacons à perfusions. Le chlorhydrate de morphine, la kétamine, le clonazepam, l'amytriptiline, le paracétamol, et le midazolam se mélangent dans ses veines avec un débit soigneusement réglé.
Le lendemain de son hospitalisation, il m'avait décrit avec une précision clinique toutes les douleurs qu'il ressentait. Les fourmillements incessant et la brûlure qui descendaient de l'épaule à l'index ( 5 sur 10 sur l'échelle visuelle analogique de la douleur, en permanence), l'étau qui se refermait dans le dos juste au dessus de la ceinture (8 sur 10, dés qu'il tentait de réajuster sa position dans le lit), et surtout le coup de poignard, juste là où il y avait eu un creux, en arrière de la clavicule (9 sur 10, toujours imprévisible). Aujourd'hui, il dit que les douleurs sont devenues supportables et qu'il n'est pas besoin de modifier le traitement.

Son regard est halluciné, mais en réalité je ne sais pas exactement comment interpréter ses yeux quasiment fixes dont on voit l'iris en totalité . Lui n'exprime aucune angoisse. Il parle sans difficulté du cancer, de son ex-femme, de son fils, de sa tristesse quand il a du cesser de travailler. Il parle de ses émotions mais rien ne déborde. Je ne sais pas s'il s'agit d'une distance, d'une pudeur, d'un contrôle, d'un déni ou simplement d'une forme de sérénité. N'empêche, son regard est halluciné et je ne sais pas si ce sont ses yeux qui sont comme ça ou s'ils expriment un désespoir qu'il refoule et qui le consume.

Ses gestes sont justes. Malgré l'enchevêtrement des tubulures, sa main prend le verre sans hésitation ni tremblement. En le portant à la bouche, il fait une grimace mais sans affectation ni dissimulation. Il boit, pose le verre et reprend la conversation.

Silence. Il semble que nous n'avons plus rien à dire. Je ne veux surtout pas avoir l'air précipité mais j'ai posé suffisamment de questions. Je reste avec un sentiment trouble, une incertitude. Je n'ai jamais vu quelqu'un d'aussi calme dans une telle situation. A certains moments j'ai pu oublier ses tumeurs, sa paraplégie, la sonde urinaire, les tubulures qui le suspendent, lui et sa douleur. Je n'y crois pas totalement et je veux lui laisser le temps d'exprimer autre chose. Le détresse est surprenante quand elle sort des confins où elle se cache mais aussi quand elle est tout simplement absente.

Il prend un ouvrage de la pile sur la table de nuit. Ce sont des partitions de musique de chambre, Schubert, Beethoven, Mozart. Il ouvre à la première page et commence à lire. Les paupières baissées, son visage n'a plus rien d'inquiétant. Je reste assis en face de ce corps meurtri qui lit de la musique. Je reste là, cherchant à rattraper mes pensée qu'il a chassées hors de portée. Tout est devenu indéchiffrable devant ces signes qui font une mélodie dans sa tête.

Quand je me lève enfin, il s'interrompt, m'offre à nouveau son regard halluciné et me dit au revoir.

Commentaires

Difficile de soutenir  le regard de  quelqu'un à qui on ne peut pas mentir...le vôtre est resté pudique et ne s'apitoie pas...un bel hommage à une amitié.

 

 

Re:

Curieux ça, soutenir le regard de quelqu'un à qui tu mens te sembles plus facile?. Pour l'amitié...délicat.

 

 

Re: Re:

l' humble lectrice, que je suis  ne fait que supposer une relation d'amitiè...entre un patient condamné et son ami et confrère, et se dit que  toute tentative de réconfort  du premier par le  second apparaitrait comme  un  mensonge thérapeutique ... alors se taire?mais le regard reflétant la pensée, il faut faire mentir les yeux d'où ma remarque...

 

 

Re: Re: Re:

Ce que tu supposes me fait plasir. Il m'a effectivement marqué comme un ami pourrait le faire mais je ne l'ai connu que malade.