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 Des élastiques et un tic. Hélas.

 



Elle parlait déjà avant de s'asseoir.

"Je commence par le début parce que j'ai eu un accident de voiture en 1981 et j'ai été soignée par un ostéopathe qui m'a remis les os du crâne en place après la rééducation et tout s'est bien passé pendant quinze ans"

J'ai l'impression d'avoir écouté ce monologue, la bouche légèrement ouverte, hypnotisé par la raie qu'elle avait au milieu et les deux couettes serrées tous les quatre centimètres par des élastiques qui les faisaient ressembler aux saucisses que les chiens se disputent dans la belle et le clochard.

"mais après la péridurale de ma césarienne en 1996 je sais pas si ils ont touché un nerf ce qui est sûr c'est que j'étais bien anesthésiée et j'ai rien senti mais depuis j'ai mal au dos tout le temps et de plus en plus des fois même je suis obligée de rester trois jours au lit alors que je suis la mère de mon fils celui qui est né par césarienne il a dix ans et c'est lui qui me porte pour aller aux toilettes ou je prends les béquilles et j'ai déjà la minerve "

Au premier élastique de la couette droite, le jaune, je réprimais un bâillement et luttais contre le besoin de sommeil qui me prévient habituellement de l'ennui qui guette.

"alors c'est sûr j'ai aussi la dépression il y a eu le suicide de mon père juste avant Noël pendant ma grossesse au quatrième mois et aussi le père de mon fils qui me battait juste quand je suis rentrée à la maison après la césarienne il m'a jeté contre le radiateur je me suis cogné la tête là comme ça il était dans la marine marchande l'enfant c'est moi qui l'ai élevé parce que lui il était toujours parti et quand il revenait il était pas bien pas normal violent je me suis remis avec lui quand il a promis qu'il faisait une psychothérapie il buvait pas il fumait pas mais il avait menti il ne voyait personne et la dernière fois il y a presque quatre ans j'étais allée le rejoindre à la Réunion et dans le bateau il m'a attrapée par les cheveux et il m'a secouée et il m'a frappée mais je me suis débattue et je me suis enfuie"

Au deuxième élastique, le bleu, je décidais de me concentrer sur cette diarrhée verbale, l'objectif étant de ne négliger aucune information pour ne pas m'exposer à une rechute avec la moindre question inutile.

"et non cette lettre c'est un autre problème je devais voir quelqu'un pour la mémoire parce que je ne me souviens de rien chez moi c'est rempli de post-it sur le frigo le four à micro-ondes et sur les portes des placards je marque tout mais sur le post-it il y a marqué le nom du médecin le numéro de téléphone le jour et l'heure du rendez vous et aussi l'adresse et au lieu de faire une seule information ça en fait six d'un coup et comme j'en vois beaucoup des médecins c'est beaucoup trop pour moi alors je rate les rendez vous et ça me gène parce que j'aime pas gêner les gens et ce rendez vous là je l'ai raté et je voudrais en avoir un autre parce que ça devient vraiment l'enfer de jamais me rappeler de rien"

Au troisième élastique, le vert, j'étais déjà convaincu que les sources de son mal étaient bien trop éloignées et enfouies pour que mes compétences puissent prétendre les localiser et les tarir.

"mais vous je suis venue vous voir pour le dos on m'a recommandée et ça fait plus de dix ans et on ne peut plus me donner de médicament vous comprenez je suis très allergique au lactose et à la cellulose et comme tous les anti-inflammatoires sont enrobés quand je vais aux urgence et que je suis en pleine crise ils me laissent sortir avec un suppo de nifluril et ils ne s'intéressent jamais à la cause véritable ce qui se passe vraiment si la péridurale elle n'a pas asséché un nerf, je suis sûre qu'il y a quelque chose qui a été abîmé"

Au quatrième élastique, le rouge, j'étais aux prises avec le fantasme de la frappe chirurgicale. Je ressentais le désir d'être celui qui serait capable d'extraire cet hypothétique clou rouillé qui oxydait sa vie. Je me voyais, tel Kirikou, arrachant la cause de toutes ses souffrances, transformant ainsi la sorcière (son fils! sauver son fils!) en princesse.

"alors que moi je ne peux même plus marcher je ne peux plus rester comme ça il faut que je m'en sorte pour ma création d'entreprise de céramique d'art ça fait cinq ans que la mairie me promet un local j'y ai droit à cause de la précarité et elle me laisse dans l'impasse pour ma création d'entreprise mais comme c'est ma passion que je veux faire du haut de gamme j'ai prévu des cubes en plexiglas pour faire une exposition vraiment originale et pas lourds pour les soulever sans me faire encore plus mal au dos et artistique j'attends pour sortir de la précarité et le père de l'enfant lui ne veut pas verser la pension pour me laisser dans la précarité et m'obliger à revenir"

Au cinquième élastique, le mauve, je reconnaissais le piège de la victime éternelle et me préparais à le contourner. Il ne fallait pas devenir un bourreau supplémentaire. Il fallait éviter de farfouiller inutilement dans ses organes les plus profonds à la recherche d'une étiologie exotique de la lombalgie chronique. Éviter l'intrusion dans son labyrinthe mental. Contenir l'agressivité qu'elle semblait capable de faire éclore chez ses interlocuteurs. Pas de piqûre.

"heureusement juste aujourd'hui ça va mieux autrement je n'aurais pas pu venir vous voir, c'est l'étiopathe qui m'a travaillée sur le crane et les dorsales il a du me décoincer le nerf ou je sais pas en tout cas vous avez de la chance parce que il y a deux jours je pouvais pas sortir de mon lit même l'acupuncture ne fait plus rien sur moi et je ne peux pas rester comme ça dans la précarité c'est sûr aussi qu'il y a la dépression ça fait dix ans que je suis soignée mais si j'ai mal je peux pas aller mieux du coté du moral et faire ma création d'entreprise de céramique d'art le problème c'est que le psychiatre m'a donné de l'effexor et je ne le supporte pas alors je prends que du xanax vous imaginez ce que c'est pour mon fils de dix ans de me voir comme ça alors il faut comprendre ce qui ne va pas dans mon dos et m'enlever la douleur."

J'observais la raie du milieu avant de passer à la couette de gauche quand elle formula cette injonction finale "il faut comprendre ce qui ne va pas dans mon dos et m'enlever la douleur". Le piège se refermait.

La suite est longue et confuse. J'ai fini par rédiger une seule ordonnance d'imagerie. Peut-être pour qu'elle n'imagine pas cette impuissance dont l'aveu aurait été une autre forme d'abandon. J'espérais aussi la rassurer sur l'état anatomique de sa colonne et reprendre la conversation une borne plus loin. Ou était-ce un tic, hélas.

Commentaires

Singulière  anamnèse , votre encre  préfèrée ?

 

 

Re:


Oui. Une façon de garder ces rencontres et leurs richesses qui autrement s'évaporent. Tenter aussi de faire couler une encre lisible autre part que sur des ordonnances indéchiffrables.

 

 

Délirant. D'ailleurs je délire. Qui a inventé les colorants pour élastiques?

 

 

Re:

Je mentirais si je disais que c'est une surprise mais pas si je dis que c'est un plaisir, surtout que même ici tu te débrouilles pour poser une question existentielle qui me laisse dans un état de perplexité durable. Plus sérieusement, je ne sais pas encore, je vais me renseigner.

 

 

Re:

complex,
cette note à plus d'un an et je n'enregistre aucune consultation!
Tu as une piste pour le complexe?