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 Le bon dieu a fait un miracle.

Monsieur A. m’apporte l’IRM que je lui ai prescrite il y a dix jours. Je regarde les images de sa colonne vertébrale abîmée par 55 années de vie dont 40 à porter, décharger, cogner. Je tourne la tête vers l’écran de l’ordinateur qui affiche son dossier médical et j’essaye de me rappeler notre premier entretien. Je reviens aux images de l’IRM. Je sens monsieur A. immobile en face de moi, les mains croisées, qui me regarde en attendant.

Je réfléchis. Monsieur A. est employé dans une grande surface. Il fait de la mise en rayon. Il y a un an il s’est bloqué le dos, comme cela lui arrivait de temps en temps, mais cette fois ci, ce n’est pas passé. A chaque effort, même minime, il se bloque à nouveau.
" Je sais que si je reprends le travail, je vais me bloquer. Je ne sais pas quoi faire. Et je n’ai aucune qualification Je ne vais pas me reclasser. Je ne sais pas quoi faire.”

C’était déprimant,cette première consultation. Sa vie et son dos étaient bloqués, il ne savait pas quoi faire et moi non plus. Je n’avais aucune solution sérieuse à lui proposer. La prescription d’un examen était comme une petite porte honteusement cachée dans un mur au fond de l’impasse.

L’IRM ne montre  rien de surprenant. La porte au fond de l’impasse est fermée. Ce n’est pas par là qu’on s’en sortira. Monsieur M. ne bouge pas. Il attend. Alors je lui dis:

 

- Rien de grave. De l’arthrose. Certains disques entre les vertèbres qui sont écrasés. Avec la rééducation, la natation, ça devrait aller mieux. Vous devriez pouvoir reprendre le travail.

- Non je ne peux pas, je sais que je vais me bloquer. Hier en fermant le coffre de la voiture je me suis bloqué. Je faisais du sport avant. J’ai fait les marchés. J’étais à mon compte,et je ne peux plus. Je ne sais pas quoi faire. Je ne peux pas aller là-bas. Tous les matins encore maintenant je me demande hachis-parmentier ou sushis.

 

- Hachis-parmentier?

 

- Les patrons. Si je vais y aller et les découper en morceaux. Ils ne se rendent pas compte comment ils me parlent, comme si j’étais rien. C’est même pas son affaire et il me prend de haut comme ça. Je suis pas né à Prisunic moi. J’ai eu une vie avant, je suis grand-père. C’est pour les autres aussi, c’est pas bien de traiter les gens comme ça. Et ils me parlent et ils ne savent même pas qui je suis, ils ne savent pas à qui ils ont affaire. Je pourrais me lever et lui balancer son ordinateur dans la gueule. Et lui il me parle comme ça. Et là, je sais pas, le bon dieu, il a fait un miracle. Il m’a bloqué le dos. Sinon j’allais en prison.

 

[ce n’est pas une porte au fond de l’impasse, c’est un gouffre de colère, d’injustice et d’impuissance. Il dit que ça l'énerve d’en parler et ça se voit au tremblement de ses lèvres.  Oui il a déjà vu un psy, un charlot, que voulez-vous qu'il fasse. Mais il est d’accord pour en revoir un. Il ne peut pas continuer comme ça à se bouffer de l’intérieur.]

 

    - Il faut que je vous fasse régler la consultation.

    - Bien sûr que je vais vous régler, je ne vais pas partir sans payer. On n’est pas des sauvages.

 Plein d'ordinaire


Bobon

- Excusez-moi, je viens de mettre un bonbon dans la bouche

Je dis ça en accueillant Mme C. qui franchi la porte du bureau en boitant. Je lui souris gentiment. Je sais qu'elle a eu du mal à s'organiser pour venir me voir. Son mari hémiplégique supporte mal quand elle s'en va. Il passe ses journées dans son lit ou dans un fauteuil roulant. Elle l'aide à passer son corps d'agriculteur de 120 kilos de l'un à l'autre. Elle le lave, l'habille, lui fait à manger, lui donne à manger, répond quand il l'appelle. Elle est dévouée, épuisée, mais toujours souriante. Quand elle vient me voir, parce qu'elle n'y arrive plus à cause de son genou détruit par les années de travail puis de soins, elle se coiffe, se maquille, elle me fait honneur et ça me touche.

-Ce n'est pas poli ça, me répond elle en badinant. Et en juif en plus!

-Ça tombe bien, je suis juif. Mais si vous voulez un bonbon, je vous en donne un avec plaisir.

Son sourire s'éteint, les traits de son visage s'affaissent et elle balbutie des excuses. Elle ne voulait pas dire ça.  C'est sorti bêtement. Je hausse les épaules et je me penche sur son genou. Après un moment de silence, elle s'anime à nouveau, se redresse sur la table d'examen et dit:

- Et il faut que je vous dise, en vérité, j'ai toujours eu beaucoup d'admiration pour votre race.



Couscous

- Il faut que je vous raconte mon séjour à l'hôpital nord de Marseille. C'était vraiment infect.

Madame G. prend à témoin son mari qui opine du chef avec dégoût. Elle a gardé son manteau en cachemire blanc, et rapproché sa chaise. Elle a posé ses coudes sur le bureau et masse ses poignets pendant que sa voix monte progressivement dans les aigus, portée par son cou de plus en plus tendu au dessus du col de son manteau en cachemire blanc. Son mari est resté en arrière les deux mains posées sur le pommeau de sa canne, digne et somnolent comme un labrador.

- deux jours après mon opération, ils ne m'avaient toujours rien donné à manger. Alors je leur ai demandé si je n'avais pas droit à quelque chose par exemple une petite tranche de jambon. Ils m'ont répondu qu'ils n'avaient pas de ça ici mais qu'ils allaient voir s'ils pouvaient me trouver quelque chose. Ils sont revenus avec un couscous. Vous vous rendez compte, un couscous! Juste après mon opération. Je n’allais quand même pas manger un couscous moi. J’en ai parlé a mon médecin traitant, il m a dit que c’était ma faute aussi d’être allé me faire soigner en pays arabe!

 Ce souvenir que j'ai laissé.

- Vous savez que vous êtes déjà venu me voir en consultation.

- Ah non. Moi, jamais.

- Si en 2007. C’était pour des douleurs de  hanche. Je vous avais conseillé de perdre du poids.

- C'est possible. Je ne m'en rappelle plus... Par contre j'ai gardé un mauvais souvenir de vous!

- ...

- Vous devez vous en souvenir. Je suis venu avec ma sœur, Mme B.. Elle avait mal à un genou. Et quand vous avez vu ses mains vous lui avez demandé si elle fumait et vous lui avez dit qu'il fallait faire une radio des poumons. C'était quelque chose avec ses ongles. On était sorti en se disant qu'il est drôle ce docteur qui s'occupe des poumons alors qu'on vient pour le genou. Et en réalité vous aviez raison. C'était un cancer du poumon. Vous devez vous en rappeler. Un mauvais souvenir...Mais aujourd’hui, elle est guérie.

 

J’observais le maquillage permanent qui soulignait les rides autour de ses lèvres et effectivement je me souvenais de sa soeur. J'étais heureux d’apprendre qu’elle était guérie. C’était ce qu’il est convenu d’appeler un cas clinique intéressant qui aurait pu faire l’objet d’un exposé avec revue de la littérature par un interne.  Il aurait montré une photographie des mains de Mme B. et aurait décrit la déformation classique des doigts en baguettes de tambour et des ongles en verre de montre. Il aurait parlé d’hippocratisme digital, d’ostéoarthropathie hypertrophiante pneumique de Pierre-Marie, d’apposition périostée et de syndrome paranéoplasique. C’est à dire d’une manifestation à distance d’un cancer et dans ce cas là le plus souvent d’un cancer du poumon.

 

Mme B était entré dans mon bureau avec une douleur du genou et elle en était sorti avec une suspicion de cancer du poumon. J’avais fait mon boulot et plutôt bien. J’avais puisé dans les connaissances qui font de moi un spécialiste et suspecté au delà de signes anodins, une maladie potentiellement grave. Et en prime,le diagnostic précoce augmentait les chances de guérison. En d'autres termes, j’avais découvert que Mme B. avait un cancer et j’étais content.
Et maintenant, je m’étonnais d’être déçu que la soeur de Mme B. ne me donne pas un témoignage de sa reconnaissance. Je m’étonnais de réagir encore comme un novice qui découvre pour la première fois que le porteur de la mauvaise nouvelle laisse lui aussi un mauvais souvenir.
Qu’en est-il des journalistes?

 Privilèges de l’âge.

Je ne suis pas encore à la moitié de leur vie.

Clopes et clopants.

Nous sommes les sommets d'un triangle équilatéral et le bureau se trouve entre eux et moi.
Depuis dix bonnes minutes, ils se chamaillent en me prenant à parti sans me laisser en placer une.
Ils essayent péniblement de reconstituer la chronologie des problèmes de santé de Madame.

- Elle: En tous cas, je ne fume plus depuis 6 mois.
- Lui: C'est grâce à moi. Je me suis battu avec elle pendant des années pour qu'elle arrête.
(Sa voix lourde tremble lentement au rythme lent de sa tête et de sa main droite.)
- Elle: oh! Tu peux parler toi. Tu t'es arrêté à 70 ans.
- Lui: Exactement. Et ça fait combien de temps?
- Elle: Eh ben, ça fait 23 ans. Je sais.


Poissons rouges.

- Je vous écoute
- Je vous raconte l'histoire depuis le début?
- Oui
- Tout a commencé dans la nuit du 23 au 24 août 2006, à 3 heures et demi du matin. J'ai reçu un coup de téléphone. Quand on a une mère de 93 ans qui vit seule dans un appartement et une fille de 20 ans qui vient d'avoir son permis de conduire, je vous jure que ce n'est pas drôle. Je suis devenu blanc comme votre papier à lettre.
Heureusement, ce n'était qu'un papy qui s'était trompé de numéro de téléphone.  J'ai pu me rendormir, mais à 6 heures 45 j'ai été réveillé par une douleur terrible dans les jambes.  Ça fait plus d'un an que je traîne avec ça, je ne peux plus rien faire, même pas me doucher (j'ai pu constater sa bonne foi quand il a enlevé son pantalon). Vous vous rendez compte, je ne saurais jamais qui est le vieux qui a téléphoné, pourquoi il a téléphoné, qui il cherchait à joindre à cette heure là, et lui ne saura jamais de quoi il est responsable. Et mes genoux pleins d'eau, je veux bien y mettre des poissons rouges mais je ne sais pas s'ils vont se plaire.


Petit feu.

Monsieur D. est un ancien magistrat dont le corps nonagénaire  avance à pas mesurés derrière un tripode à roulettes.  Les freins sur les poignées du tripode ne peuvent servir qu'à l'arrêter, puisqu'au rythme où il va, on ne conçoit pas qu'il puisse encore ralentir.
Dans le regard de Monsieur D. il y a comme de l'indulgence. L'ancien magistrat me rassure par avance. Il me pardonne tout ce que je ne pourrais pas faire pour lui.
Il dit:
"J'hésite a me faire opérer. D'autant que j'ai une situation personnelle délicate. Ma femme est grabataire. Elle a une maladie de parkinson et elle est paralysée du coté gauche. Le matin, je me fais aider. L'après midi, il y a bien une infirmière qui passe pour la mettre au lit, mais cela ne dure pas longtemps, alors que l'après midi est longue. Quelques fois elle dort, alors j'en profite pour me reposer, pour dormir un peu. Mais quand elle ne dort pas, c'est épuisant. Elle est terriblement exigeante. Elle ne se rend pas compte. Elle a cet égoïsme forcené des grands malades.
Il y a deux mois, en me douchant, je me suis rendu compte que j'avais une hernie inguinale. Probablement à cause de la faiblesse de ma paroi abdominale et de tous les efforts que je fais. La nuit ça ne se passe pas trop mal, Dieu merci. Quand je suis assis la douleur est moins forte et quand je me couche, je n'ai pas mal.

...

Mon médecin m'a parlé d'une troisième solution. Il parait qu'en dernier recours, certains essayent de brûler le nerf crural."
Il me dit ça dans l'entrebâillement de la porte. Je viens de l'ouvrir après lui avoir serré la main. Je réponds à son regard interrogateur par une moue de désapprobation. Il reprend en franchissant le seuil, (une roue, puis les deux autres puis son corps nonagénaire):
"Oui, moi non plus je ne crois pas que ce soit une bonne idée. On va pas commencer à me brûler à petit feu."

 Partition en eaux majeures pour une terre et des hommes.

Note fleuve.

A l'extrême fin de l'année dernière, entre le flurp que fit une huître quand elle fut gobée et le flurp que fit la suivante quand elle le fut à son tour, le père de Line consenti à me raconter quelques souvenirs du séjour qu'il fit au Pakistan en 1968. Le seul souvenir qui éclaira son visage fut celui où Line en couche-culotte grimpe sur un lavabo dans une chambre d'hôtel à Lahore. Il jugeait les autres souvenirs indignes d'être conservés dans sa mémoire et ne les en sortit que pour me faire plaisir.
La Compagnie Française d'Entreprises l'avait envoyé au Pakistan pour faire un audit comptable sur le chantier d'un canal en construction entre l'Indus et le Jhelum, le canal Chasma-Jhelum. Plusieurs entreprises européennes ou  étasuniennes participaient aux travaux. Les cadres étaient italiens, français, allemands ou anglais. Tous les ouvriers étaient pakistanais et tous les pakistanais étaient ouvriers. Lui ne circulait qu’entre deux hommes armés et il contrôlait les comptes: la banque mondiale donnait l'argent, le chef du personnel déclarait une centaine d'ouvriers en plus des 800 qui travaillaient sur le chantier , et les deux ou trois personnes qui étaient dans la combine se partageaient le salaire des ouvriers fictifs.

Reprenons.

L'erreur est humaine, pourrait-on dire. Mais où sont les mains qui en subissent les conséquences? Et que deviennent les épaules qui en portent la responsabilité?
Celles de Sir Cyril Radcliffe par exemple qui traça en trente-six jours les frontières du Pakistan.
Il n'avait rien demandé à personne et pour des raisons qui n'avaient rien à voir avec sa connaissance du terrain il avait été chargé lui tout seul, de tirer un trait sur une longue histoire commune. Un trait de deux mille neuf cent douze kilomètres. A gauche du trait on rangerait le Musulman au Pakistan, à droite l'Hindou en Inde, le Sikh saurait choisir, le Kashmiri attendrait encore un peu (soixante ans ou plus), et on  pourrait filer à l'anglaise pendant le grand chambardement (quinze millions de déplacés, un million de morts, soixante-quinze mille femmes violées).
Il faut dire que depuis la partition de l'Irlande en 1921, l'Anglais avait pris goût aux rangements par confession, culture, ou race. On casait le Protestant en haut et le Catholique en bas, le Juif ici et l'Arabe là, des musulmans à droite et d'autres à gauche avec les hindous au milieu, ça leur faisait comme les deux ailes asymétriques d'un nez proéminent.

C'est vrai ça, pourquoi vivre ensemble, si vivre séparé est encore plus compliqué? Et pourquoi pas les chrétiens orthodoxes de culture grecque au sud et les musulmans de culture turque au nord?
C'était la retraite par répartition, première formule.

Quelques fois, les revendications coïncidaient avec l'assignation, facilitant ainsi le travail  de l'Anglais qui préférait le rôle d'arbitre à celui d'adversaire. Mais la partition insulte la terre en la traitant comme un dressing. Elle suspens les hommes aux cintres des origines, et prolonge les conflits dont elle prétend être la solution.
Pour l'Irlande, le conflit a duré 86 ans, de 1921 à 2007. C'est long et fatiguant comme la vie entière d'un homme blessé à la naissance. Mais c'est fini. Il a fallu 86 ans pour cicatriser cette déchirure infligée aux hommes et à la terre par un empire britannique qui divisait pour quitter comme il divisait pour régner.

Donc la réconciliation est possible. C'est en soi une bonne nouvelle : la plaie n'est pas mortelle pour tout le monde. Mais s’il faut 86 ans pour cicatriser une telle déchirure, le Pakistan et Israël qui fêtent cette année leur  soixantième anniversaire, devront attendre encore un quart de siècle. Et que penser face à ceux qui plaident à nouveau pour la partition, à Pristina, Bagdad, Bruxelles, Beyrouth ou Jérusalem? Trouvera-t-on un jour un grand chirurgien capable de soigner ces plaies afin d'éviter la gangrène et l'amputation?

Sir Cyril Radcliffe, lui, tenait fermement le scalpel, et trancha au pied de l'Himalaya, laissant l'Indus au Pakistan et les sources de l'Indus à l'Inde. Un peu comme une mère porteuse qui aurait l'utérus en pièces détachées, avec d'un coté le placenta pour un des deux jumeaux et de l'autre coté, le sang du cordon ombilical pour l'autre jumeau. Ou bien comme un voleur d'enfants qui rendrait enfin deux frères ennemis à leur mère après l'avoir décomposée en séparant le lait et le sein. Alors que s'il faut séparer quelque chose, c'est bien le lait et la viande, l'enfant et son origine.

Mais je me laisse emporter par le courant des métaphores en cascades. Il y en a trop pour une seule montagne. L'Himalaya comme un baiser, comme un sein, comme un coeur, mais aussi comme un château d'eau en zone aride offert aux hommes par la nature, ou comme une source de vie coulant à l'envers au coeur d'un arbre planté en mer d'Arabie qui éparpille ses branches entre les sommets du globe, une frontière en travers.

 

Qu'ont fait le Pakistan et l'Inde de cette séparation? Ont-ils fait la guerre pour l'eau de l'Indus comme ils ont fait la guerre pour le Cachemire?
En cherchant à comprendre ce que le père de Line faisait au Pakistan en 1968, j'ai appris que le Pakistan et l'Inde avait signé un accord sous l'égide de la banque mondiale en 1960: le traité des eaux de l'Indus.
En résumé,
   - L'Inde peut exploiter la totalité des eaux des trois affluents orientaux de l'Indus : le Sutlej, le Beas, et le Ravi.
   - L'Inde ne touche pas à l'eau des trois fleuves occidentaux dédiés au Pakistan, l'Indus, le Jhelum et le Chenab.
   - L'Inde est tenue d'informer le Pakistan de l'état des cours d'eau en amont.
  - La banque mondiale finance la construction d'un réseau complexe de barrages et de canaux permettant de réalimenter les cours d'eau asséchés  et d'irriguer l'ensemble du Penjab.

Parmi ces canaux, il y a le canal Chasma-Jhelum d'où la mission du père de Line.

Le traité tient toujours, à quelques anicroches près,  et c'est le genre de truc qui me plait car c'est un ruisseau de paix au milieu d'une guerre. Comme si les hommes étaient influencés par la présence du fleuve et de sa force symbolique: entre deux rives immobiles, l'eau s'éloigne sans cesse de son origine, franchit les frontières sans papier d'identité, et donne sa bénédiction à la terre sans discrimination ni restriction. Le fluide qui circule entre les territoires fait circuler l'information entre les hommes et impose le partage et la confiance. 

Comment s'étonner alors que certains détournent les fonds de la banque mondiale quand  ils  détournent aussi le cours des affluents de l'Indus.

Mais le WWF dit que les temps vont changer. Encore quelques degrés de plus et les neiges éternelles mettront fin à leur éternité. L'eau des grands glaciers inondera les rives de l'Indus puis le Pakistan deviendra un désert.
Le WWF ne dit pas ce que feront les hommes.

Poursuivons.

Neuf mois plus tard, à la naissance d’une nouvelle année hébraïque, comme chaque année, j'ai lu ce passage:

C'était à cette époque là, Avimèlekh - et Pikhol, chef de son armée - parla ainsi à Avraham: "Dieu est avec toi dans tout ce que tu fais. Et maintenant, jure-moi (hi CHa V H'a) par Dieu que tu ne me mentiras pas, ni à mes enfants, ni à ma postérité. Comme la bonté que j'ai pratiqué à ton égard, ainsi tu agiras à mon égard et à l'égard de mon pays, dans lequel tu as séjourné". Avraham dit: "Je le jure (i CHa V H'a)". Or Avraham avait fait des reproches à Avimèlekh au sujet d'un puits d'eau dont les gens d'Avimèlekh s'étaient emparés. Et Avimèlekh avait répondu: "Je ne sais pas qui a commis cette action, et toi aussi tu ne m'en avais pas instruit, et moi aussi je l'ignorais avant ce jour." Avraham prit du menu et du gros bétail qu'il remit à Avimèlekh, et ils conclurent mutuellement une alliance. Or Avraham avait placé sept (CHé V H'a) brebis à part. Avimèlekh dit à Avraham: "Que signifient ces sept brebis que tu as placées à part?". Il dit alors: "Car tu dois recevoir sept brebis de ma main, comme témoignage que j'ai creusé ce puits". C'est pourquoi il nomma ce lieu Beér-CHé V H'a car c'est là qu'ils ont juré (ni CH V H'ou) mutuellement. Ils conclurent alors une alliance à Beér-Chévh'a, et Avimèlekh se leva, ainsi que le chef de son armée Pikhol, et ils retournèrent vers le pays des Philistins. Il planta alors un bouquet d'arbres à Beér-CHé V H'a, et il fit appel au nom du Seigneur, l'Eternel.
(Genèse, chapitre 21, Versets 22-33).

Reprenons encore, longuement, à ma convenance.

C'était à cette époque là, Avimèlekh - et Pikhol, chef de son armée - parla ainsi à Avraham:

Avimèlech n'était ni un démocrate ni un théocrate. C'était inscrit dans son nom, comme mon nom est inscrit sur ma carte d'identité et comme mes empreintes génétiques seront bientôt inscrites dans mon casier judiciaire si je ne me surveille pas. Avimèlekh, de Avi-(mon père)-mélech-(le roi), ne pouvait se réclamer ni du peuple ni de dieu et à fortiori il n'incarnait ni l'un ni l'autre. Il le savait et nul ne pouvait l'ignorer. Il ne détenait le pouvoir royal qu'en raison des hasards de l'engendrement, ce qui lui imposait d'assumer l'entière responsabilité de sa politique.
Pour parler à Avraham, Avimèlekh était venu accompagné de Pikhol, son chef d'état major, un homme d'age moyen, de taille moyenne, impassible et silencieux. Il considèrait que la parole d'un chef d'état major se devait d'être aussi rare, précieuse, efficace et tranchante qu'un sabre de samouraï. Il imaginait que son rôle n'etait pas de dialoguer avec le monde mais de l'ordonner, de mettre les choses à leur place, la place juste dans un ordre juste. Mais en réalité il souffrait, le pauvre homme,  car c'était un bavard. Il avait une opinion sur tout et adorait qu'on la lui demande. Il devenait alors intarissable. Voilà où était son problème. Il ne savait rien faire d'autre que tout lâcher ou tout retenir. C'est pour cela qu'il s'appellait Pikhol, de Pi-(ma bouche)-khol-(tout).

Avimèlekh et Pikhol ne s'étaient pas déplacé pour prendre le thé avec Avraham. Ils n'avaient pas fait le voyage pour discuter des causes de l'univers, ou pour voter la résolution 748, ou pour désapprouver la misère dans le monde. Ils étaient là car il se pouvait qu'il y ait la guerre. La présence de Pikhol était une mise en garde sans ambiguïté. Elle avait plus de sens et de force que n'importe quel discours dans lequel on parlerait de la guerre ou dans lequel on éviterait soigneusement d'en parler.

"Dieu est avec toi dans tout ce que tu fais.
Et maintenant, jure-moi (hi CHa V H'a) par Dieu que tu ne me mentiras pas, ni à mes enfants, ni à ma postérité. Comme la bonté que j'ai pratiqué à ton égard, ainsi tu agiras à mon égard et à l'égard de mon pays, dans lequel tu as séjourné".

Sans formule de politesse ni autre forme de protocole, Avimèlekh prit la parole et tint à peu près ce langage
" Si je suis venu, Abraham, c'est parce que tu commence à me faire peur.
Je vois que tu réussis tout ce que tu entreprends.
Je vois que ton peuple devient de jour en jour plus nombreux, plus riche et plus puissant.
Et je vois que tu pourrais devenir un rival et un danger pour moi. Tu n'es pas encore comme la Chine pour l'Occident mais il n'est pas question d'attendre.
Je suis venu car je ne peux pas continuer à laisser grandir ton pouvoir sans avoir de garanties sur tes intentions.
Alors je vais t'expliquer ce que je te demande.
Je ne veux pas un traité de non belligérance.
je ne veux pas un traité de coopération.
Je ne veux pas une alliance militaire.
Je ne veux pas une signature au bas d'un parchemin.
Non, ce que je veux c'est un serment de ta part et pas n'importe quel serment. Je veux que tu jures de hi.CHa.V.H'a, de CH.V.H' comme jurer, de CH.V.H' comme sept, de CH.V.H' comme symbole de la création. Je veux que tu t'engages devant Dieu en prenant la création à témoin.
Et je vais te dire à quoi tu dois t'engager si tu ne veux pas qu'il y ait la guerre.
Premièrement tu dois t'engager à ne pas me mentir.
Tu ne dois retenir aucune information. La connaissance que tu as des choses du monde et de toi-même, tu ne dois ni la dissimuler ni la falsifier.
Il n'est pas question de créer une AIEA, ou d’acheter des drones, uniquement pour ta personne. Je ne veux pas prendre le risque de déclencher une guerre pour des armes de destruction massive que tu n'aurais pas, ou de me laisser détruire par une puissance qui se serait déployée à mon insu. Tu ne seras pour moi, ni l’Irak, ni l’Iran.
Et cette promesse solennelle tu dois la tenir pour toi et pour ta descendance. Sans continuité de l'état, les engagements sont comme des clés USB.

Deuxièmement, tu sais comme j'ai été bon avec toi, comme je t'ai accueilli, comme je t'ai laissé aller et venir dans mon pays.
Toi aussi tu dois t'engager à être de la même façon pour moi et pour mon pays. Tu sais de quoi je parle et je cesse"

Il était temps. Guaino était entré dans son corps et Avimèlekh détestait ça.

Avraham dit: "Je le jure (i CHa V H'a)".

Avraham comprenait bien l'inquiétude d'Avimèlekh. Il avait une grande estime pour ce véritable homme d'état, pour sa franchise, sa générosité, son désir de justice et sa bonne volonté.
Quelques années auparavant Avimèlekh lui avait dit en l’accueillant « Vois, mon pays est devant toi, installe-toi là où tu te plais » (genèse, chapitre 20, verset 15). Cette phrase, il ne l’avait jamais oubliée. C’était une magnifique leçon de bonté et d’hospitalité, à méditer pour les générations futures. Il avait été pour lui ce que le ciel est pour les oiseaux (Edmond Jabes, je ne sais plus où). Nul besoin de papier d’identité, de certificat de torture, de conditions de ressources, de motif familial avec arbre de généalogique gène et tic à l’appuis, ou de valeur économique ajoutée. C’était une preuve de bonté inconditionnelle, une bénédiction.

Entendrait-t-on encore une fois cette phrase ? « Vois, mon pays est devant toi, installe-toi là où tu te plais ». Comme le ciel pour les oiseaux…

Finalement Avimèlekh lui demandait d’offrir sa connaissance et sa bonté comme il lui avait offert sa bonté et son pays. Les hommes pouvaient circuler mais il devait en être de même pour l’information, sinon c’était la guerre.

Avraham jura, de jurer comme sept, de sept comme symbole de la création. 

Debout, les bras croisés, Pikhol ne savait pas s’il devait se dire déçu ou satisfait. Il aurait bien aimé en découdre, faire une démonstration de force,  montrer à cet étranger toute la puissance de son armée,  le remettre à niveau, lui et sa superbe, avec le tranchant de son sabre. Il les trouvait loufoques tous les deux à vouloir mettre le jeu de la vérité au goût du jour. Qu’ils jouent ! Si ça leur chante, pensait-il. Il avait essayé autrefois avec sa femme et avait vite conclu qu’il était préférable de revenir à un usage raffiné du secret et du mensonge. D’ailleurs, sur un plan strictement professionnel, il ne voyait pas comment mener sa carrière sans ces deux acolytes.

D’un autre coté, il devait bien admettre que le roi avait parfaitement manœuvrer pour obtenir de l’étranger, qu’il fasse un serment unilatéral, qu’il jure devant son dieu de dire toute la vérité, rien que la vérité, comme n’importe quel citoyen américain le jure, sur la bible, quand il témoigne devant le juge. De plus il voyait la fin de l’entrevue avec soulagement. La veille, sa femme avait reprisé sa cuirasse et la nouvelle couture lui pinçait l’entrejambe. Il était temps de se dire au revoir.

Or Avraham avait fait des reproches à Avimèlekh au sujet d'un puits d'eau dont les gens d'Avimèlekh s'étaient emparés.

Mais l’entrevue n’était pas finie. Avraham pris la parole et tint à peu près se langage.

« Tout ce que tu veux savoir de moi, je te le dirai. Chaque année je ferai ma déclaration d’impôt en toute bonne foi. Je ne dissimulerai ni mes  richesses, ni mes projets, ni mes déplacements. Je n’ai rien à cacher en ce qui me concerne.
Mais sur toi, j’ai des choses à dire, et tu sais comme moi que la vérité peut tuer aussi sûrement que le sabre de ton chef d’état major. (Pikhol tressaillit sous l’effet de cette caresse pour son orgueil ; il commençait à trouver cet étranger sympathique).
Alors écoute moi. J’ai cherché de l’eau et je l’ai trouvée, j’ai creusé un puits et j’ai puisé. J’ai apaisé ma soif et celle de ma famille. Celui qui le voulait venait se désaltérer. Mais ce puits, tes gens l’ont confisqué.  Ils se sont approprié ma trouvaille et en ont privé tous les miens. S’ils font cela avec les sources de la terre, que feront-ils avec les sources du ciel ? Crois-tu que je peux rester en paix dans ton pays si tes serviteurs volent ce qui nous est le plus précieux ?».

Et Avimèlekh avait répondu: "Je ne sais pas qui a commis cette action, et toi aussi tu ne m'en avais pas instruit, et moi aussi je l'ignorais avant ce jour."

Avimèlekh répondit immédiatement, en ces termes ou à peu près : 

« Je vais te dire moi aussi la vérité, qu’elle te soit agréable ou non.

Premièrement, je ne sais pas qui a fait cela, mais les coupables seront identifiés et ils seront punis à la hauteur de leur crime.

Deuxièmement, pourquoi ne me l’as tu pas dit plus tôt ? Garder tes reproches dans ton cœur c’est laisser la haine prendre racine et faire de moi ton un ennemi. Est-ce le traitement que tu réserves à ceux qui t’accueillent ? Que comptais tu faire ? Me déclarer la guerre et reprendre le puits par la force ? Ou mourir de soif et me laisser ta mort sur la conscience ? Tu parles du ciel et de ses sources.  Que te conseillaient-ils ?! Rappelle-toi : « Va ! Va pour toi, à partir de ton pays, du lieu de ta naissance, de la maison de ton père, vers le pays que je te montrerai. Je ferai de toi un grand peuple, je te bénirai, je ferai grandir ton nom, tu seras source de bénédiction ! Ceux qui te béniront seront bénis et ceux qui te maudiront seront maudis ; et toutes les familles de la terre seront bénies grâce à toi » (Genèse, chapitre 12, versets 1-3, Avimèlekh connaissait tout ça par cœur). C’est précisément ce que dit la source à l’eau du fleuve quand l'eau du fleuve quitte la source. Avraham ! Tu es un homme-fleuve. Il n’est pas bon que tu laisses un puits étouffé en étouffant ta voix. Assécher toi voix, c’est pervertir ta voie et inversement. Reste fidèle au  projet qui t’a mis en marche. Ne laisse pas le désert s’étendre sur terre et le silence envahir nos esprit.

Troisièmement, avant que Guaino m’habite à nouveau, sache que je ne suis qu’un roi, pas un tyran. Je n’ai ni kagébé ni éfbi-aille. Je n’aurais jamais laissé faire si j’avais été informé. Que ce soit les sources de la terre ou les sources du ciel, il est hors de question que je laisse quiconque mettre la main dessus. » 

L'histoire du vol du puits avait intéressé Pikhol au plus haut point. Il en était certain, lui, c’était un coup du Ministre de l’Intérieur. Il se réjouissait déjà à l’idée de l’identifier et de le punir pour son crime. Il en rêvait depuis si longtemps. Ce nabot hyperactif, confiscateur en chef, n’avait qu’une passion : s’approprier toutes les sources, contrôler les débits et les crédits, fixer les conditions d’exploitation. Il voulait  mettre les hommes en bouteille dès la naissance, avec une appellation d’origine contrôlée collée sur le front, pour les rendre propre à une consommation prédéterminée, en les oblitérant comme à la poste, pour en garantir la destination. Quand il parlait d’ouverture, d’union ou de rassemblement,  c’était pour mieux enfermer ceux qui le rejoignaient et dénaturer leurs mots et leurs gestes. Rien ne devait circuler sans son imprimatur. L’or pur et l’argent sale, les nouvelles fraîches et les vieilles légendes, les hommes de peine et les bêtes de somme, l’eau, la puissance et le pouvoir, tout finirait par porter sa marque. Pikhol voyait clair dans le jeu de ce fâcheux intriguant. Il avait confisqué le puits dans le but de dresser Avimèlekh et Avraham l’un contre l’autre, pensant récupérer le pouvoir à la suite d’une guerre entre puissants. C’était raté et le chef d’état major avait décidé de lui régler son compte.

Avraham prit du menu et du gros bétail qu'il remit à Avimèlekh, et ils conclurent mutuellement une alliance.

Tout en réfléchissant à la stratégie qu’il allait adopter, Pikhol observait l’étranger qui n’avait rien répondu à la leçon magistrale du roi. Pour toute réaction, Avraham était parti marcher au milieu de son troupeau, avait sélectionné quelques bêtes, puis était revenu les offrir à Avimèlekh. La discussion entre les deux hommes avait levé deux malentendus sur ce qui aurait pu devenir deux casi bellorum (Pikhol était super fort en latin) : la puissance croissante d’Avraham et le vol du puits qu’il avait creusé. Après dissipation des menaces matinales, l’espace entre eux était limpide comme un ciel de Provence après trois jours de mistral. Le roi et l’étranger se contemplaient face à face. Ils s’embrassaient.
Pour Pikhol, il était temps d’en finir pour deux raisons : la sauvegarde de son pays et celle de son entrejambe. Mais quelque chose l’intriguait encore.

Or Avraham avait placé sept (CHé V H'a) brebis à part.
Avimèlekh dit à Avraham: "Que signifient ces sept brebis que tu as placées à part?".

Il dit alors: "Car tu dois recevoir sept brebis de ma main, comme témoignage que j'ai creusé ce puits".
C'est pourquoi il nomma ce lieu Beér-CHéVH'a car c'est là qu'ils ont juré (ni CH V H'ou) mutuellement.
 
 

Avimèlekh lui aussi était intrigué et demanda à Avraham ce que signifiait ces brebis, au nombre de sept, rangées à part.

Pour répondre, Avraham pris son temps. Il avait retrouvé son calme comme un fleuve après les rapides. Il n’y avait plus dans ses paroles, ni crainte, ni reproche ni justification et comme je suis quelquefois impertinent et présomptueux, j’ai envie de lui faire dire ceci :

« Nous avons imité l’eau claire qui ruisselle de ce puits et la paix circule à nouveau entre nous.  Mais un jour, les hommes se battront pour les ressources naturelles. Ils considèreront la terre comme une tarte tatin dans son moule. Celui qui parlera de paix et de partage avec un couteau dans une main, laissera les gens du pays se disputer l’écorce et partira avec les richesses qui sont dessous. Les négociateurs contemporains d’une époque lointaine dans le futur, navigueront en eaux troubles, protégés par les mercenaires de l’eau noire (Avraham était super fort en anglais). Ils répandront une malédiction aussi noire que l’huile qu’ils sont venus chercher. Une huile de puissance, de guerre et de désolation, toujours plus rare,  et revendue toujours plus chère.

L’eau claire qui sort de ce puits est bien plus vitale que le pétrole, pourtant il n’est pas question d’en faire commerce. Tu as fait en sorte que ton pays soit pour moi comme le ciel pour les oiseaux, j’y ai trouvé de l’eau et je l’ai mise au grand jour. Je ne demande pas de royalties ni d’accord de partage de production. C’est ton pays, c’est le puits que j’ai creusé, mais ce n’est ni mon eau ni la tienne. Je voudrais simplement qu’on s’en souvienne. 
Nous avons fait un pacte entre nous, maintenant je te propose un pacte avec la terre. Voilà pourquoi les brebis sont au nombre de sept et voilà pourquoi c’est le nom que nous donneront au puits : Beer-CHé V H’a.  CHé V H’a comme symbole de la création, de CH V H’ comme jurer.

Aujourd’hui nous avons failli nous battre plusieurs fois.  Comme les eaux de l’Indus apportent un afflux de paix entre l’Inde et le Pakistan, les eaux du puits nous ont apporté la réconciliation. La création a imposé sur nous sa bénédiction. Elle nous a unis face aux menaces des grands séparateurs qui s’approprient les sources du ciel et de la terre, s’arrogent le droit de décider qui pourra les mériter ou les acheter, et apportent ainsi plus de mort que de vie.

Le symbolique nous a sauvé du diabolique. 

Ils conclurent alors une alliance à Beér-CHé V H'a, et Avimèlekh se leva, ainsi que le chef de son armée Pikhol, et ils retournèrent vers le pays des Philistins. 

Avraham n’avait rien à ajouter et Avimèlekh était d’accord sur tout. Pour les sept brebis, pour le nom du puits et pour jurer mutuellement: jurer devant le symbole, pour le symbole, et ce qu’il symbolise : la paix entre les hommes, la création, et ses sources.

Puis ils partirent : chacun sa route. 

A cause de sa douleur à l’entrejambe, Pikhol sautillait légèrement sur le chemin du retour. Avimèlekh le regardait avec étonnement du coin de l’œil. Il pouvait voir sur son visage une agitation qu’il ne lui connaissait pas.  Avimèlekh était touché par la transformation de son chef d’état major mais la comprenait pas. Après un long moment, il lui dit pour lui être agréable, qu’il avait beaucoup apprécié la qualité de son silence attentif pendant toute l’entrevue. Pour Pikhol ce fut comme une brûlure sur un cicatrice ouverte. Au contraire, il aurait aimé pouvoir donner son avis, exprimer toute son agitation émotionnelle, son admiration, son dévouement. Il aurait voulu pleurer comme il pleurait sur le sein de sa mère en rentrant de l’école primaire, à l’époque où se camarades de classe l’appelaient « peak oil » parce qu’il était petit et gros, et que ses ressource étaient limités, finies, épuisables, comme celles d’une outre, ou comme les ressources en pétrole qui ne cesseraient jamais de s’amenuiser. Il en souffrait, le pauvre homme, car si Avraham était un homme-fleuve, lui était un homme-citerne.  Avraham était un homme de paix et lui était un homme de guerre. Un soldat qui avait pour mission de mettre hors d’état de nuire l’ambitieux de l’intérieur. Il se redressa, bomba le torse,  retrouva la régularité martiale de sa démarche habituelle, et sa face impassible rassura Abimèlekh.  Plus tard, peut-être, Pikhol ouvrirai un blog.

Il planta alors un bouquet d'arbres à Beér-Chévh'a, et il fit appel au nom du Seigneur, l'Eternel. 

Tout ça était déjà bien beau mais pour Avraham ce n’était pas tout à fait fini. Maintenant que la paix était revenue, les hommes, la terre et l’eau pouvaient faire ensemble d’autres fruits. Il ne planta pas qu’un arbre. Il en planta plusieurs. Un travail de jardinier qui dura plusieurs jours, à se lever tôt, creuser, porter, puiser, arroser, suer, sentir son corps vivre et laisser ses pensées voguer sans entraves.
Puis il chercha à prendre contact avec une entité que je ne sais pas définir. Une transcendance, ou une présence supérieure extérieure à lui, ou une partie de lui même qui réuni toutes les autres, les fait tenir ensemble, les met en mouvement et les oriente.
Après avoir ouvert les sources de la terre il ouvrait les sources du ciel.
Des sources qui s’offrent à tous et n’appartiennent à personne.


The Indus Waters Treaty: A History

An Overview of Glaciers, Glacier Retreat, and Subsequent Impacts in Nepal, India and China
 

 Carnaval

Laseine à raison: la vie n'est qu'un échange d'odeurs. Et les mondes virtuels en sont dépourvus. Noter aussi que peu de signaux peuvent produire un effet aussi immédiat et intense qu'une odeur connue. Du moins si j'en juge par le plaisir instantané que j'ai à plonger le nez dans le cou de ma fille et à soupirer violemment par les narines pour enduire ma dernière alvéole de fumeur de cigare repenti avec cet éther impalpable et indéfinissable mais terriblement vivifiant.

Emmanuelle est une femme surprenante.
Si elle est surprenante, ce n'est pas parce que son soutien gorge à fleurs n'arrive pas à cacher que ses seins sont minuscules.
Ce n'est pas non plus parce qu'elle est sergent chef dans l'infanterie de marine.
Ni à cause de ses longues tresses africaines qui descendent jusqu'au triangle de son string rouge.
Ni en raison de ses gigantesque fesses noires, parfaitement sphériques, à faire pâlir les mégères gendarmicides du marché de Brive-la-Gaillarde.
Non.
Si Emmanuelle est surprenante c'est parce qu'elle a le parfum d'une femme que j'aime et que je touche toujours sans jamais l'examiner.

Soumis à une perception dissociée de la réalité, j'ai senti le monde vaciller. L'odeur et l'émotion qu'elle suscitait ne s'accordaient pas avec la situation. Soudainement, j'ai douté du réel.
Un monde sans odeur est peut-être un monde sans vie, mais qu'en est-il d'un monde d'odeurs échangées?




 Echantillons

On m'a déjà enterrée deux fois.


Ma femme est morte il y a 19 ans. Depuis, c'est tous les jours comme hier.


Je suis comme les filles de joie à la maison. Je passe toutes mes journées allongé sur le plumard.

Je sais j'ai une gueule de déterrée vivante.


Comme dit ma soeur, nous il faut qu'on sente la douleur pour être soulagées.


A chaque geste je me découvre un muscle, un os ou un nerf que je ne connaissais pas.


Je l'ai mis pieds au mur.


Il a raison. Il faut que je mette un terme à ma faculté d'empathie.


Je m'étais fait une entorse de la cheville en colonie de vacance et je crois qu'elle se réveille. Qu'est-ce que vous voulez? à quatre-vingt quatorze ans, il faut bien avoir quelque-chose!



Je suis feignante. Je suis née un dimanche.


Je ne supporte ni les conflits ni la violence. Même au cinéma. J'ai choisis mes voisins. D'un coté c'est mon père et de l'autre c'est mon beau père. C'est le calme absolu. J'aime la tranquilitude.


C'est quoi ce cirque vicieux?


L'emblème c'est que je suis debout toute la journée.


-Il est décédé quand votre fils?
-Hier... il y a quinze ans... c'est pareil.


Vous m'avez sauvé une fois, alors je reviens pour voir si vous pouvez recommencer.


Ne regardez pas la carrosserie. Les gens me jugent comme ça au premier abord. Mais à l'intérieur, c'est pourri.


Je ne l'ai pas pris. Je fais un peu de radiesthésie et j'ai regardé le médicament avec mon pendule.
Il n'était pas du tout d'accord.



-La dernière fois que je vous ai vue, vous vous faisiez du souci pour votre fils.
-Je ne m'en fait plus. Il s'est suicidé le 5 janvier.

 Josépha

A Barcelone, c'était la reine des couturières. Il fallait la voir toujours si parfaitement habillée que les gens l'arrêtaient et lui demandaient d'où venaient ses vêtements. Elle était fière quand elle marchait dans la rue. C'était sa façon de se faire une clientèle. Elle avait commencé à travailler à 14 ans et à 17 ans elle avait son affaire. Elle travaillait pour les gens riches, ceux qui savent être polis, ceux qui connaissent la distinction et l'élégance, pas ceux qui sont grossiers comme dans les classes moyennes. La marraine de la fille de Franco par exemple, toutes ses robes c'est elle qui les faisait.

Josépha - la reine des couturières de Barcelone s'appelle Josépha - a mal aux genoux mais ce n'est pas grave. Elle a aussi mal au cou et c'est bien normal à 80 ans avec le métier qu'elle a fait. Elle a aussi mal à l'épaule ce qui la gène pour faire la poussière. Et comme elle tient à ce que tout soit propre et qu'elle n'est pas plus haute qu'une enfant de douze ans, elle passe son temps sur un escabeau. Mais surtout ce qu'elle voulait dire c'est que tous les matins, tout se met à tourner autour d'elle et il n'y a pas assez d'air pour respirer et elle se met à pleurer. Le reste de la journée, elle ne pleure plus, elle fait son ménage.

Il suffit d'une question prudente sur son usage des médicaments pour que Josépha s'autorise à laisser un récit abondant s'écouler. Le flot opaque et régulier, est chargé d'alluvions qui sont autant de souvenirs de ses anciens tumultes. Josépha raconte en parlant un français impeccable et précis, mais avec un accent identique à celui des espagnoles de sa génération qui ne mettent pas plus d'un ou deux mots de français approximatif dans chaque phrase. Un effort très modeste devrait aider à entendre cet accent en lisant la suite.

"J'avais pris du temesta pendant 15 ans, et j'ai commencé à voir des choses qui n'existaient pas, des bêtes sur les murs qui me voulaient du mal ( dè bète sour lè mour qui mè voulè dou mal) et aussi une ombre qui sortait de dessous le lit et qui me poussait pour se coucher à coté moi. Je n'y crois pas à ces choses là alors j'ai pensé que je m'étais empoisonnée avec le médicament et j'ai décidé d'arrêter. Mon mari venait de mourir, et pendant trois mois j'ai passé mes nuits sans dormir, assise sur la terrasse. J'avais trop peur de rentrer dans l'appartement. Vous pouvez y croire vous à cette ombre? Mon fils y croit lui. Il pense que c'est mon mari. Vous pensez qu'il à raison? Moi, je n'y crois pas, je ne crois en rien, en rien du tout, j'ai eu trop de malheur dans ma vie. Mon mari avait rencontré un socialiste qui sortait de prison. Il lui a monté la tête et ils ont décidé de partir en France. Pas à cause Franco non, à cause de l'argent, ils pensaient qu'on le ramassait avec la main. Il m'a abandonné avec mes deux petits et moi je suis resté à Barcelone et j'ai continué à travailler. Après 4 ans et demi je suis allé le chercher et je suis resté ici. Si j'avais su je n'aurais quitté ni ma mère ni ma terre."

Pour la troisième fois, elle range les papiers qu'elle a posés sur le bureau puis continu de raconter. La passion de l'ordre et les désordres de la passion s'abreuvent apparemment à la même source.

"A Barcelone j'étais comme une reine, et lui aussi il aurait pu être comme un roi si il avait accepté de travailler pour l'arsenal. Ici j'ai vécu la misère. Arriver dans une seule chambre avec les deux petits. Mon mari, il se croyait libre, il faisait comme si il était libre, tous les soir il sortait et le samedi il allait danser. Ma mère me disait de rentrer, que mes soeurs elles avaient leur maison leur femme de ménage, mais moi pour les petits je voulais garder mon mari. Il était beau, il faut voir comme il était beau. Les autres le regardaient et me disaient qu'il était beau mais moi ça m'était égal, si je le gardais ce n'était que pour les petits. Jusqu'à sa mort je n'en ai jamais regardé un autre, alors qu'il y en avait des comme ça qui me regardaient. Jusqu'à sa mort il m'a fait vivre l'enfer. L'enfer et la misère. Il est mort pendant la grande grève en 1968, il était maçon coffreur, il était sur un chantier à Cannes parce qu'il n'y avait personne pour travailler. C'est la grue qui l'a tué. Sur la tête, il est mort sur le coup. Depuis 15 ans, je m'empoisonnais avec le temesta et il y avait cette ombre qui me poussait en dehors du lit et depuis j'ai toujours refusé de prendre des médicaments pour les nerfs. Vous ne me croyez pas. Vous ne croyez pas que l'ombre sortait de dessous le lit. Pendant trois mois je n'ai pas dormi dans ma chambre. Je l'ai dit à mon fils: tu devrais écrire un roman avec mon histoire, moi je n'ai pas eu le temps d'apprendre à lire."

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