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 Ces frontières intouchables

 

La ligne qui borde l'ouest du continent sur les cartes de géographie, ne correspond à rien.
En arrivant, j’ai mis mes pieds sur la trace qu’avait laissée la vague qui venait juste de se retirer. Je suis resté longtemps ainsi, à l’est de la frontière entre l’océan et le continent, attendant qu’une autre vague vienne humecter mes orteils. A force de les regarder en m’amusant à prédire du plus loin possible si celle-ci s’allongerait plus ou moins loin que celle-là, je commençais à leur donner à chacune une personnalité : les élégantes qui se dressent bien haut et font cette cabriole qui fait rêver les surfeurs en quête de tube, les échevelées qui s’écument en désordre, les prétentieuses qui montent fièrement et redescendent sans la moindre acrobatie, les timides à peine visibles qui font leur petite révérence juste avant de s’en aller, les belliqueuses qui s’affrontent de biais et s’éclaboussent, les tordues, les diagonales, les puissantes et les faibles et celles qui se font attendre. Finalement, je peux dire qu’une vague n’est pas plus prévisible qu’une femme. On ne sait pas jusqu’où elle va aller. Les plus timides venaient maintenant mouiller mes chevilles tandis que les plus téméraires me déséquilibraient. Sans bouger j’étais passé à l’ouest de la frontière, les pieds dans l’océan. Il était temps de plonger et de retrouver la lutte, la danse et le jeu avec celui qui jamais ne se lasse. Ruser en passant juste sous la cabriole d’une élégante pour ne sentir de sa violence que le frôlement de l’écume sur les fesses. Se laisser porter au sommet d’une échevelée et là, prendre une gifle en rigolant. Flotter sur le dos d’une prétentieuse. Se faire vague dans la vague et surfer jusqu’à la plage. Replonger au milieu des belliqueuses et sentir son corps au milieu de leurs forces. Et recommencer encore, moins inlassable que l’océan mais tout de même rarement si peu lassé, rarement si longtemps content.

En partant me mettre à l’horizontale, je prenais la mesure du réconfort que procurent les retrouvailles avec les choses qui durent. Celles qui alimentent un sentiment de confiance, de permanence. La permanence de l’océan, toujours là, mobile et immobile. La permanence des Figolu que je grignotais, et celle de la crème de marrons Clément Faugier.

Je reportais mon attention sur les vagues pour les écouter. Le chant d’une vague commence brutalement pendant la cabriole par un bruit grave et sourd de petit tonnerre et se poursuit sans silence par un roulement musclé qui s’amenuise et monte lentement en tonalité pour s’éteindre dans le chuintement aigu et pétillant du sable remué par l’eau qui arrive et s’en va. Les vagues chantent en canon et produisent ce chant de l’océan qui rend la plage supportable en couvrant le son de l’humanité. Allongé, j’entendais de temps à autre le bruit d’une pelle sur un seau en plastique, ou la conversation de deux sœurs parlant de la troisième. Elles parlaient aussi des souvenirs d’enfance. L’une n’en gardait que quelques-uns, et n’en faisait que les preuves de son oubli. De quelques étoiles dans l’obscurité, elle ne retenait que l’obscurité. L’autre, n’en gardait pas plus, mais les laissait éclairer toute sa mémoire. Il suffisait qu’elle se rappelle avoir vu sa soeur avec une jupe plus belle que la sienne pour être convaincue qu’elle avait toujours été la plus coquette, la mieux habillée, la préférée. De quelques étoiles dans l’obscurité, elle ne voyait que leur lumière.

Je sentais passer l’air venant du large, comme une caresse, soyeuse sur ma peau glabre, augmentée d’un chatouillement sur ma peau velue. Ces atomes d’azote et d’oxygène accompagnés de quelques autres, avaient entrepris un voyage de groupe à vitesse variable. D’où venaient-ils ? Où allait-ils ? Pourquoi ? Qu’avaient-ils vu sur leur passage ? Que gardaient-ils de notre rencontre ? Mentalement, je dessinais avec difficulté, les limites de mes surfaces de peau directement exposées au rayonnement solaire. Je sentais le chaud et le frais. Et le vent sur le chaud et le vent sur le frais, et le bruit de l’océan. Une fois j’écoutais, une fois je cherchais le soleil par les dessins qu’il faisait sous mes paupières, une fois je goûtais le vent. Mon attention se tournait d’un coté puis de l’autre sans jamais pouvoir embrasser mes sensations ensemble. J’ai été réveillé par le générique sarcastique de l’inspecteur Gadget qui me disait que le monde est saturé de phénomènes qui échappent définitivement à nos sens alors que par exemple ils peuvent très précisément être reconnus et traduits par ces petites merdes à code pin. Ma première expérience mystique était foutue.

La terre avait suffisamment tourné pour que la ligne qui borde l’océan s’approche du soleil et menace de l’éclipser. La lumière s’était adoucie, il faisait moins chaud, la plage était presque vide. Cette ligne devant moi, je pouvais suivre des yeux son exacte perfection, son absence totale d’épaisseur et sa courbe. Car l’horizon n’est pas droit comme sa fille l’horizontale, il est précisément l’arc d’un cercle de vaste diamètre. En dessous de cette ligne, l’océan, massif, était comme un gigantesque disque. Un insecte minuscule posé sur un 33 tours, dos à l’étiquette, aurait eu un panorama de géométrie comparable. Et pour peu qu’il y ait eu Charles Trenet écrit sur le rond central il aurait pu, comme moi, avoir les pieds dans « la mer ». Je vivais sur une terre plate et immobile. Le soleil qui lui tournait autour disparaissait sous l’horizon, emportant avec lui le jaune et le rouge qu’il venait de rassembler.

Je me rappelle avoir participé à une fête massaï. Au milieu des chants, des danses et des tambours, au milieu de la poussière et des odeurs de fauves, j’ai entendu ma mère appeler à table. Je me suis brutalement retrouvé sur mon lit, le Lion de Kessel entre les mains.
Je ne sais plus me laisser transporter de cette façon. Quand je voudrais l’océan, il faudra que j’y retourne.

Commentaires

Ah! l'océan...et votre flot de souvenirs vagues ..Etrange fascination de la mer,mouvante  frontière  entre la ligne réguliére  et immobile de l'horizon et celle du rivage où la Terre et la mer se prennent et se quittent dans le bruit sourd des pierres et de l'écume...la crème de marrons serait ainsi votre madeleine?:-)

 

 

Re:

Seulement en tube. Pour pouvoir les téter jusqu'à la lie et régresser jusqu'au bout.

 

 

Porté par la vague...

Mon cher donydami ami, je suis très ému.
L'authenticité est là. Nous en parlions comme d'une distance, mais elle est là. Eclose de vent et d'écume, dans toute sa vérité de corps amniotique.
C'est un très beau texte, qui enserre, qui pétrit.
Je ne l'ai pas lu. Je l'ai véritablement vécu, partagé, tout entier dans tes sensations, dans tes émotions que j'ai appris à traduire en filigrane derrière l'exactitude du choix de tes mots, au creux de l'attention portée à la valeur de tes descriptions. Oui, j'ai compris que là est ton émotion, et rien ne me l'a masquée, là, bien au contraire.
Je vais un peu éplucher mes archives et tenter de retrouver ce que m' inspiré un autre océan, une autre année. Pour le partage.
Un dernier mot: lors de nos soirées photos, nous apprenons aux débutants à surtout évacuer lors de leurs présentations la façon dont l'image a été faite. De toutes façons, seul le résultat nous interesse. Il est notre seul interlocuteur. Que le travail ait été laborieux, cent fois repris, documenté, ou qu'il soit jailli d'un seul jet, mû par une inspiration chanceuse et spontanée, qu'importe. Ca n'interesse personne que l'intéressé et encore, pourquoi n'y aurait-il qu'un seul mode de production.
J'admire ton résultat. En fait, pour être plus précis puisque tu es attentif à l'exactitude, il m'apporte du bonheur.

 

 

 

Re: Porté par la vague...

Si tu voulais me faire du bien, eh bien! c'est réussi!

Cependant:

Que le travail ait été laborieux, cent fois repris, documenté, ou qu'il soit jailli d'un seul jet, mû par une inspiration chanceuse et spontanée, qu'importe
Pas d'accord!

Ca n'interesse personne que l'intéressé et encore
Pas d'accord du tout.

pourquoi n'y aurait-il qu'un seul mode de production.
Tout à fait d'accord. Mais ça c'est du George Marchais.

 

 

Eh bien moi,quand je voudrais l'océan,je viendrai ici.

 

 

Re:

Tu me flattes.
Si tu veux te reposer (j'ai vu que tu avais passé pas mal de temps à faire du nettoyage), il y a un transat quelque part sur une de ces p(l)ages .